Le Monde, 10 septembre 2024
Par Stéphane Mandard
Le tribunal judiciaire de Paris a condamné le laboratoire à verser à cette mère et à ses deux enfants près de 285 000 euros d’indemnités pour « défaut d’information » sur les risques de malformation et neurodéveloppementaux causés par le produit « défectueux » commercialisé par le laboratoire.
Marine Martin, responsable de l’association d’Aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac), à Paris, en janvier 2022.
Douze ans que Marine Martin attendait cette décision. Douze ans que la lanceuse d’alerte mène la fronde contre Sanofi pour faire reconnaître la responsabilité du groupe pharmaceutique dans le scandale de la Dépakine, cet antiépileptique commercialisé depuis 1967 et responsable de malformations congénitales et de troubles neurodéveloppementaux chez des milliers d’enfants de mères traitées pendant leur grossesse.
Dans un jugement rendu lundi 9 septembre, que Le Monde a consulté, le tribunal judiciaire de Paris a condamné le laboratoire français à lui verser, ainsi qu’à ses deux enfants, 284 867,24 euros d’indemnités. Dans son jugement, le tribunal déclare Sanofi « responsable d’un défaut d’information des risques malformatifs et neurodéveloppementaux de la Dépakine, qu’elle commercialisait, du maintien en circulation d’un produit qu’elle savait défectueux, et d’une faute de vigilance au moment des grossesses de Madame Marine Martin, entre 1998 et 2002 ».
Salomé, l’aînée, est née avec des malformations au visage et a souffert de troubles cognitifs, visuels et dyspraxiques. Florent, le cadet, est né avec des malformations au visage, aux mains et à la verge – qui ont nécessité deux interventions chirurgicales –, a développé des troubles de l’attention, du langage et a été diagnostiqué autiste Asperger. Il a toujours besoin de six heures d’aide familiale pour les gestes du quotidien.
« Attitude de déni méprisant »
« C’est une formidable victoire car Sanofi, qui invoquait la prescription des dix ans, s’est fait débouter. Ils sont condamnés sur le régime de la faute et la défectuosité de la Dépakine, réagit Martine Martin, fondatrice de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac), qui compte plus de 8 000 membres . Cela ouvre la porte à des milliers d’enfants, victimes majeures, qui ne pouvaient pas espérer entrer en justice. »Le tribunal de Nanterre avait déjà condamné Sanofi à indemniser des victimes en 2022, mais pour des dossiers plus récents.
Selon des estimations – contestées par Sanofi – de l’Assurance-maladie et de l’Agence nationale de sécurité du médicament, le valproate de sodium, principe actif de la Dépakine, serait responsable de malformations chez 2 150 à 4 100 enfants, et de troubles neurodéveloppementaux chez 16 600 à 30 400 enfants.
Le tribunal a débouté Sanofi de ses demandes de prescription, mais aussi de sursis à statuer. « Sanofi s’est lancé dans une guérilla judiciaire incompréhensible , commente Charles Joseph-Oudin, l’avocat de Marine Martin et de l’Apesac. Il est urgent que la firme sorte de son attitude de déni méprisant vis-à-vis des victimes de son produit. »
Contacté par Le Monde, le groupe pharmaceutique indique être « sensible aux situations difficiles dans lesquelles se trouvent les familles », mais « se réserve le droit de faire appel ». Le laboratoire l’a déjà fait dans une autre procédure lancée par l’Apesac : la première action de groupe en matière de santé où la responsabilité de Sanofi a été reconnue en première instance en 2022. Marine Martin a également porté le fer au pénal. Sanofi est mis en examen depuis 2020 pour « tromperie aggravée », « blessures involontaires » et « homicides involontaires ». Mais le laboratoire a demandé une contre-expertise.
C’est aussi l’abnégation de Marine Martin qui a permis aux victimes de la Dépakine d’accéder à partir de 2017 à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam). En sept ans, près de 3 910 demandes d’indemnisations ont été adressées à l’Oniam. Au total, près de 58 millions d’euros ont été versés aux 1 120 victimes qui ont accepté les propositions de l’office. Autant d’argent public que Sanofi devra, en théorie, rembourser si sa responsabilité est définitivement reconnue.
Lassés par les procédures d’expertises, les enfants et l’époux de Marine Martin avaient fini par accepter, en août 2023, l’indemnisation proposée par l’Oniam. Pas Marine Martin : « On me proposait 16 000 euros, à peine le prix d’une voiture. »Dans son jugement, le tribunal judiciaire de Paris ajoute un préjudice de pertes de gains de professionnels (80 750 euros) pour la mère de 52 ans et un préjudice d’anxiété (47 500 euros) pour chaque enfant.
Dans un autre jugement, rendu le 2 août, le tribunal judiciaire de Nanterre a déclaré quarante familles – représentant 170 personnes – recevables à demander une indemnisation liée à l’inquiétude de développer des troubles neurodéveloppementaux.
« Une vie d’angoisse »
Claire, 68 ans, qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille, a pris de la Dépakine à partir de 14 ans contre l’épilepsie et les médecins lui ont recommandé de ne pas interrompre le traitement pendant ses deux grossesses. Ses deux fils sont autistes. Le cadet, âgé de 26 ans, « arrive à se gérer même si les rapports humains sont compliqués ».La situation de l’aîné, 28 ans, connaît une « évolution dramatique ». « Depuis février, il est en crise complète, il ne peut plus sortir tout seul de chez lui, il est désespéré, se sent abandonné et les médecins désemparés car les traitements ne fonctionnent pas, témoigne Claire. C’est une vie d’angoisse. J’en suis arrivée à souhaiter que mes propres enfants n’aient pas d’enfants, c’est terrible pour une mère. »
On sait désormais que les enfants des enfants exposés in utero peuvent souffrir des mêmes troubles que les victimes directes.
« Tous les ans, nous découvrons de nouveaux effets secondaires. Quand cela s’arrêtera-t-il ? Nos clients sont inquiets et anxieux, et le temps leur donne raison »,commente Charles Joseph-Oudin. « Après quatre ans de procédure, le jugement du 2 août est une première victoire, mais on sait qu’il faudra encore se battre pour obtenir réparation, car Sanofi refuse toujours de payer un centime, alors même que sa responsabilité a été reconnue par la justice » , observe Claire. L’examen du dossier sur le fond ne débutera qu’en 2025. Une première audience a été fixée au 21 janvier. Sous réserve d’un appel de Sanofi.
Article source : Dépakine : Sanofi condamné à indemniser la lanceuse d’alerte Marine Martin après douze ans de procédure