L’Informé
Alors que le médicament serait responsable de malformations chez des milliers de Français, son fabricant mène une guérilla juridique intense pour ne pas débourser un centime.
C’est l’un des plus gros scandales sanitaires jamais survenus en France. Administré à des femmes enceintes de 1967 à 2014, le valproate de sodium, un antiépileptique notamment commercialisé par Sanofi sous la marque Dépakine, aurait eu des répercussions sur de
nombreux fœtus. Entre 2150 à 4100 personnes souffriraient de malformations et 16 600 et 30 400 de troubles cognitifs. Mais les victimes peinent à être reconnues comme telles. Dès 2022, un rapport sénatorial pointait leurs difficultés à se faire indemniser, et cela ne s’arrange pas. Comme le montre une nouvelle décision de la cour d’appel de Paris en date du 2 mai dernier, Sanofi continue à leur mettre des bâtons dans les roues, en bataillant contre la procédure de dédommagement prévue par l’État.
Petit retour en arrière. En 2017, les pouvoirs publics ont chargé l’office national d’indemnisation des accidents médicaux (ONIAM) d’évaluer les droits à compensation pour les victimes de ces antiépileptiques, au cas par cas. Selon les dossiers, les torts sont
partagés entre l’État et les laboratoires, voire les médecins, tous responsables de défaut d’information auprès des patientes. En effet, si les dangers du médicament ont été soulignés dès les années 80, la molécule a continué d’être prescrite aux femmes enceintes durant de nombreuses années, jusqu’en 2014. Au total, une enveloppe de 77 millions d’euros d’indemnisation est prévue par an. L’essentiel à la charge des labos, donc de Sanofi.
Sanofi ne paie pas les sommes dues
L’État a confié à l’ONIAM le soin de récupérer les sommes dues pour ensuite les redistribuer aux victimes. Problème : le laboratoire a décrété dès 2019 qu’il ne souhaitait pas payer. La firme soutient avoir demandé, en vain, aux pouvoirs publics dès les années 80 de pouvoir ajouter une contre-indication pour les femmes enceintes dans la notice de la Dépakine. Face à ce refus, l’organisme est donc contraint d’avancer l’argent aux patients puis de se retourner contre l’entreprise. Il peut alors émettre des ordres de recouvrement auprès du labo, majorés de 50 % par rapport aux montants initiaux. Or même dans ce cas, Sanofi continue de contester les décisions, quand bien même le mécanisme d’indemnisation est prévu par la loi. Ce qui coûte cher à l’État : plus de 200 contentieux de ce type sont ouverts au tribunal de Bobigny, dans lesquels l’ONIAM tente de recouvrer les fonds déjà alloués aux anciennes consommatrices de Dépakine.
Un récent dossier est symptomatique de ce blocage. Alors que l’ONIAM demandait à Sanofi respectivement 118 778 et 2 000 euros pour indemniser deux familles, le groupe de santé a saisi le tribunal judiciaire de Bobigny en 2022 pour demander l’annulation de ces titres exécutoires. Sanofi a alors contesté la compétence du tribunal pour arbitrer le litige : selon le laboratoire, ce serait la juridiction administrative, réputée moins favorable aux victimes, qui devrait gérer ces conflits. La cour d’appel de Paris vient de balayer son recours. « Le dossier porte sur un point technique de compétence des juridictions. Nous étudions la suite à donner au dossier » assure un porte-parole de Sanofi. Qui a encore gagné six mois dans l’histoire.
« Contrairement à Servier dans le cas du Médiator, qui conteste sa responsabilité mais paie les indemnités qu’on lui réclame, Sanofi refuse systématiquement de payer » constate Maître Joseph-Oudin, avocat de nombreuses victimes de la Dépakine et de l’association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (APESAC). Sur les 85 millions d’euros déjà déboursés par l’ONIAM pour indemniser les victimes du valproate de sodium, Sanofi n’a toujours pas déboursé un kopeck.
Les ratés de l’ONIAM
De quoi rendre l’organisme public frileux dans ses remboursements ? Force est de constater que le système ne fonctionne pas. À peine un quart des sommes initialement prévues avaient été distribuées fin 2022. Le sénateur Les Républicains Christian Klinger a donc posé une question écrite au gouvernement en avril dernier, en s’interrogeant sur les délais de traitement de dossiers très longs de l’ONIAM, qui peut mettre jusqu’à 30 mois pour dédommager une victime de la Dépakine. Alors qu’il a justement été créé pour éviter aux victimes un long parcours judiciaire.
Autre obstacle indépendant de l’ONIAM cette fois : parce qu’il est implanté en Seine-Saint- Denis, toutes les procédures judiciaires déclenchées par l’organisme sont jugées par le tribunal de Bobigny, qui se retrouve noyé sous les dossiers.
Sollicité, Sanofi n’a pas souhaité fournir une explication globale à cette situation. L’ONIAM ne nous a pas répondu.