Médiapart: 30 mai 2020
Face aux pénuries révélées par la crise du Covid-19, La France insoumise propose la création d’un établissement public qui gèrerait les stocks et produirait les remèdes manquants. Les députés LREM l’ont rejetée en commission et demandent de simples rapports. L’idée sera soumise au vote le 4 juin.
Une première occasion de joindre la parole aux actes a été manquée le 27 mai. Les députés de la majorité présidentielle ont évacué la proposition de La France insoumise (LFI) de créer un Pôle public du médicament dans le but d’éviter de futures pénuries, en commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Une chance de se rattraper se présente ce mercredi 4 juin : la proposition, aujourd’hui vidée de sa substance, sera discutée, peut-être retravaillée et votée dans l’hémicycle en séance publique.
L’annonce très « America first » du PDG de Sanofi, le 13 mai, avait agité l’exécutif français. Paul Hudson expliquait que le fleuron pharmaceutique tricolore donnerait la priorité aux Américains pour les premières commandes d’un éventuel vaccin contre le Covid-19 produit sur leur territoire pour récompenser les États-Unis de l’investissement de leur ministère de la santé dans son aide à la recherche (lire aussi La France délaisse la course au vaccin contre le Covid-19).
« Il est nécessaire que ce vaccin soit un bien public mondial, extrait des lois du marché », avait répliqué Emmanuel Macron. Au cours de cette crise sanitaire, les ministres ont souvent rappelé l’importance de « retrouver de la souveraineté et de l’autonomie, et de lancer une réflexion pour relocaliser la production nationale de médicaments », comme l’admettait le ministre de la santé, Olivier Véran, le 19 avril, par exemple.
À quand le passage de la réflexion à l’action ? Au plus fort de la crise du Covid-19, les tests de dépistage et les médicaments vitaux pour les patients Covid-19 en réanimation ont cruellement manqué. En cas de pandémie, tel que l’imaginent les députés du parti de Jean-Luc Mélenchon, le Pôle public du médicament aurait les moyens de les produire pour subvenir aux besoins de la population. Il serait aussi chargé de « garantir l’approvisionnement d’une réserve stratégique de médicaments essentiels » et « d’assurer que le stock national de médicaments soit suffisant pour faire face aux demandes de toute nature ».
« Quand j’entendais toutes ces paroles, j’imaginais que le fameux “monde d’après” allait arriver. Dommage », a lâché la députée LFI de Meurthe-et-Moselle et rapporteure du texte Caroline Fiat, dégoûtée au terme de l’examen du texte en commission parlementaire. La proposition en ressort désossée : sa colonne vertébrale, la création d’un établissement public de recherche et de production des remèdes, a été éjectée en 45 minutes.
Pendant la crise, cette aide-soignante de profession a en parallèle prêté main-forte à l’hôpital. « Avec le Pôle public du médicament, en tant que soignants, nous n’aurions plus à subir les conséquences des ruptures de stock en série, en cherchant des médicaments de substitution quand l’habituel n’est plus disponible. Et tout ça parce que l’industrie pharmaceutique ne le produit plus, car elle estime qu’il ne rapporte plus assez ! Les soignants et les patients sont sacrifiés », se désole-t-elle.
Pour toute réponse, Audrey Dufeu Schubert, députée LREM, a estimé que la création de ce service public du médicament ne « [répondait] pas à l’enjeu ». Elle a cité les solutions déjà enclenchées en brandissant la feuille de route annoncée en juillet 2019 par le ministère de la santé pour lutter contre les pénuries de médicaments. Une des actions envisagées vise à « réfléchir à la pertinence et la faisabilité de la mise en place d’une solution publique permettant de sécuriser l’approvisionnement en MITM [médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, qui sont vitaux pour les patients – ndlr] ».
Pour l’heure, la Direction générale de la santé (DGS) ne nous a pas fait part de l’état d’avancement de cette réflexion, ni de la date de publication prévue du rapport de Jacques Biot sur les pénuries de médicaments, rapport également « attendu » par Audrey Dufeu Schubert. Initialement commandé pour une remise en décembre 2019, la DGS indiquait le 28 janvier 2020 à Mediapart qu’il était « en cours de finalisation ».
En attendant, donc, LREM a fait remplacer l’article proposant de créer un Pôle public du médicament du texte de LFI par la demande de deux nouveaux rapports sur le sujet… Un « frondeur », Aurélien Taché, avait annoncé quitter le parti présidentiel le 17 mai, dans le Le JDD, déplorant que « l’ouverture » du parti ne se soit « faite que vers la droite », pour devenir membre d’Ecologie démocratie solidarité. Il s’est lui aussi contenté de demander un énième rapport, cette fois sur l’impact des incitations fiscales à la recherche et à la production.
Et ce, en réponse à un article de la proposition de loi rejeté, qui suggérait que pour financer le Pôle public du médicament, il faudrait supprimer le crédit impôt recherche (CIR) et rediriger l’argent qui lui est aujourd’hui dévolu vers le nouvel établissement. « En dix ans, Sanofi a reçu, sans aucun contrôle, 1,5 milliard d’euros au titre du CIR. Dans la même période, le laboratoire a supprimé plus de 2 800 postes de recherche », appuie l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.
Son cofondateur, Jérôme Martin, peste : « La majorité présidentielle ne fait déjà que cela, demander des rapports quand il faut agir. Un groupe qui a mis en scène son départ de LREM pour préparer un “jour d’après” ne propose pas mieux. Ces députés qui ont rejeté le cœur du texte font semblant d’avoir compris ce qui s’est passé pendant la crise. Ils auront à rendre des comptes à la prochaine grosse pénurie de médicaments. L’irresponsabilité politique a ses limites ! »
Un appel de la société civile à soutenir la création d’un pôle public du médicament
Le 29 mai, l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament a lancé un appel commun avec des ONG comme Oxfam, des associations de défense de patients telles que Act Up ou l’Apesac, des syndicats comme la CGT ou SUD Chimie, le collectif de soignants Inter-Urgences et des chercheurs pour soutenir cette proposition de créer un Pôle public du médicament.
« Une réelle planification sanitaire doit être mise en place et doit être accompagnée d’une production publique locale du médicament : pour approvisionner notre marché national à hauteur des besoins, mais également pour envisager une coopération européenne et internationale essentielle à un accès réellement universel », énonce l’appel. Ces militants espèrent encore un électrochoc d’ici au vote de l’ensemble des députés le 4 juin.
Le rapport de Jacques Biot, ancien président de l’École polytechnique, devait déjà répondre à bon nombre de questions anciennes mises sur le devant de la scène pendant la crise sanitaire. Dans sa lettre de mission que Mediapart a pu consulter, le premier ministre attend de lui qu’il étudie « les incitations et moyens pouvant être proposés à la relocalisation en France ou en Europe de la fabrication de certains médicaments et principes actifs dont l’approvisionnement ne serait pas suffisamment sécurisé ».
La source du problème de ces pénuries est connue depuis longtemps : les premières étapes de leur fabrication ont stratégiquement été délocalisées par l’industrie pharmaceutique en dehors de l’Europe, accentuant notre dépendance, essentiellement vis-à-vis de l’Asie, de la Chine et de l’Inde, en particulier.
Les députés du MoDem et de Les Républicains (LR) se sont alignés sur la position de la majorité présidentielle lors de la présentation du texte de LFI. Les parlementaires LR ont même repris l’argumentaire classique du lobby des entreprises du médicament, le Leem : « Rogner les prix du médicament année après année n’est pas de nature à résoudre les choses », ont soutenu Bernard Perrut et Gilles Lurton, à l’unisson. Ce dernier a insisté : « Cela incite l’industrie pharmaceutique à s’exiler dans les pays où la main-d’œuvre est moins coûteuse. »
« Nous disons stop aux pénuries, il faut que l’on soit autonomes tout le temps. Quand il arrive une crise comme [celle que] nous avons connue, on ne peut plus compter sur les autres pays et on se retrouve le bec dans l’eau », argumente encore Caroline Fiat. Son collègue de LFI, Adrien Quatennens, souligne aussi : « Cette crise est révélatrice d’un problème ancien. Le Pôle public du médicament permettrait de produire les molécules indispensables, dont nous pouvons avoir besoin tout le temps. »
Pierre Dharréville, député de la Gauche démocrate et républicaine, soutient également la création d’un Pôle public du médicament, mais toutes les initiatives législatives passées de son parti ont échoué. Il a d’ailleurs dans ses tiroirs une nouvelle proposition de loi créant un tel service public du médicament : « Pour assainir le marché, il faut un acteur public », assure-t-il. « Le Pôle public du médicament, en tant qu’alternative de production, permettrait de fournir les hôpitaux quand ils sont en carence et servirait à mettre la pression sur l’industrie pharmaceutique, notamment sur les prix », soutient quant à elle Sandrine Caristan, adhérente à SUD Chimie.
La crise du Covid-19 a fait sortir de l’ombre le combat du personnel de l’usine de façonnage de médicaments Famar de Saint-Genis-Laval, près de Lyon, en redressement judiciaire (lire aussi Des ministères aux affaires : les folles manœuvres du conseiller Supplisson). « Famar pourrait être un bon point de départ d’un Pôle public du médicament si l’État se portait acquéreur et reprenait l’outil de production ainsi que les salariés, au savoir-faire précieux », suggère alors Pierre Dharréville.
Toujours concernant le rapport attendu de Jacques Biot, Édouard Philippe lui avait demandé d’expertiser « la pertinence d’une solution mixte public-privé pour la production de certains médicaments anciens, en cas de pénurie avérée ». « À cette fin, vous analyserez notamment les expériences étrangères et spécifiquement aux États-Unis », précise la lettre de mission. Outre-Atlantique, Civica RX, une fondation à but non lucratif regroupant 1 200 hôpitaux américains, las des ruptures de stock à répétition, produit ainsi ses propres génériques, les copies des remèdes « de marque ».
Le Pôle public du médicament pourrait fabriquer ces « anciens » médicaments, ceux qui ne sont plus protégés par un brevet, pour lesquels le laboratoire premier producteur ne jouit plus d’un monopole. Ce sont généralement ceux qui se retrouvent en rupture de stock, abandonnés par l’industrie pharmaceutique, qui les juge insuffisamment rentables dès lors que les prix diminuent avec l’arrivée de la concurrence des génériques.
La proposition de loi initiale envisageait aussi que le Pôle public du médicament puisse produire de nouveaux remèdes, toujours protégés par un brevet. Et ce, en facilitant le recours à la licence d’office. Elle consiste à suspendre l’effet de monopole d’un brevet et à permettre à d’autres fabricants de produire et de fournir le produit. Le dispositif existe déjà depuis 1992 dans l’arsenal législatif hexagonal s’agissant du médicament « si l’intérêt de la santé publique l’exige ». Mais cette arme n’a jamais été dégainée en France.
« Les États peuvent s’approprier un médicament considéré comme stratégique pour servir l’intérêt public, en cas de pénurie ou de prix demandés exorbitants, explique Alain-Michel Ceretti, administrateur de France assos santé. Marisol Touraine avait menacé de le faire quand les fabricants de traitement pour l’hépatite C exigeaient des tarifs trop élevés. C’est une bombe atomique. Dans les négociations, il faut être crédible. Si vous avez dans votre manche un atout que vous ne sortez jamais, vous n’êtes plus crédible », se désole-t-il. La proposition de loi prévoit un élargissement de ce mécanisme aux dispositifs médicaux comme les essentiels tests de dépistage du Covid-19 : cette partie-là du texte, et c’est bien la seule, a été adoptée en commission parlementaire.
Le 19 mars, en pleine crise du Covid-19, Israël a fait usage de la licence d’office. Il s’agissait de fabriquer des copies d’un médicament contre le VIH testé en combinaison avec d’autres produits comme traitement contre le coronavirus, le Kaletra, commercialisé par Abbvie. « Dès le 20 mars, Abbvie a informé le Medicines Patent Pool [une organisation internationale de santé publique qui vise à améliorer l’accès aux traitements – ndlr] qu’il renonçait dans le monde entier à toute mesure qui empêcherait la fabrication de génériques du Kaletra, même s’il était toujours sous brevet ! Cela donne un ordre d’idée du pouvoir de la licence d’office », relate Ellen’t Hoen, experte hollandaise en politique du médicament et en propriété intellectuelle.
L’outil pourrait être particulièrement bienvenu en cas de découverte d’un traitement efficace contre le Covid-19 ou d’un vaccin, du fait de l’explosion prévisible de la demande. « Ce que nous avons vu par le passé, avec la grippe H1NI par exemple, c’est que les pays riches ont passé d’importantes commandes de vaccins, à tel point qu’il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Les pays en développement et les plus pauvres sont passés à côté. Cela ne peut plus arriver », plaide Ellen’t Hoen. D’autres pays ont aussi adopté des mesures facilitant l’usage de la licence d’office dans le contexte de crise du Covid-19, comme l’Allemagne, le Canada, le Chili ou l’Équateur.