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Les familles victimes de cet antiépileptique, dangereux pour les fœtus, attendent la création d’un fonds d’indemnisation et une meilleure prise en charge des enfants atteints de malformations.
« On nous a menti sur toute la ligne. » Quand elle a accouché après une fécondation in vitro en novembre 2008, Emmanuelle Latreille, une habitante d’Orsay (Essonne), a cru toucher au bonheur. Mais une vilaine fée s’est penchée sur le destin de ses jumeaux. Durant sa grossesse, la jeune femme a continué, sans être avertie du risque couru, à prendre du valproate (ou Dépakine), un antiépileptique susceptible de causer des malformations chez les bébés et des troubles du développement mental.
Lèvre supérieure fine, yeux écartés, front bombé
Erwann, son fils, est le plus atteint des deux. « Il est autiste, il a fallu un long chemin avant de le comprendre », constate Franck Latreille, le père. Azénor, elle, a eu plus de chance. « Elle manque de tonus musculaire et se fatigue très vite », résume-t-il. Cet ingénieur couve du regard ses « enfants Dépakine » : « Ils ont le faciès caractéristique : la lèvre supérieure fine, les yeux écartés, le front bombé. Ces gamins-là se ressemblent tous. Entre parents, on les appelle les cousins. »
Les « cousins », comme disent aussi les généticiens qui repèrent leur dysmorphie faciale dès la salle d’attente, forment une grande famille. En France, cet anticonvulsivant commercialisé par le géant Sanofi a été beaucoup prescrit à des femmes enceintes et plus longtemps qu’ailleurs en Europe. Vendu à partir de 1967 pour traiter l’épilepsie, le médicament, très efficace, a vu ses indications s’élargir à la psychiatrie (troubles bipolaires). Alors qu’une étude doit évaluer le nombre d’enfants atteints, un rapport officiel, étayé par de nombreuses publications scientifiques, a pointé en février un « manque de réactivité des autorités sanitaires » et du laboratoire. Depuis, les familles s’impatientent.
« Les autorités sont responsables par négligence »
À l’origine de la révélation en France d’un scandale qui avait éclaté au Royaume-Uni dès 2004, Marine Martin préside l’Apesac (Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant), qu’elle a créée en 2011, et qui regroupe près de 700 familles. La Perpignanaise, mère de deux « enfants Dépakine », a la même colère souriante, la même opiniâtreté qu’Irène Frachon, la lanceuse d’alerte du Mediator. « Les premiers signaux remontent aux années 1980. Mon fils est né plus de vingt ans après. Comment est-ce possible? » Tous les acteurs de ce drame partagent son amertume d’avoir été privés d’informations. « Si nous avions su, nous aurions adopté », souffle Emmanuelle Latreille, la mère des jumeaux.
Alors généticienne à Lyon, la docteure Élisabeth Gnansia a découvert, par hasard, que la molécule était responsable d’atteintes graves à la moelle épinière. Après avoir publié ce triste scoop dans la revue médicale Lancet en 1982, elle a cherché à alerter le ministère de la Santé. « J’ai été invitée à présenter mes données mais aucune décision n’a suivi. Je considère que les autorités sanitaires sont responsables, certainement par négligence. »
Désormais conscientes que les maux de leurs enfants ne sont pas dus à une malchance génétique, les familles touchées font toutes un constat similaire : elles sont frappées d’une « double peine ». « Beaucoup de médecins ne connaissent pas le syndrome valproate. Des familles se font refouler de certaines consultations de génétique. Le diagnostic est encore parfois posé très tardivement », s’agace Marine Martin. Emmanuelle Latreille, par exemple, s’est vue accuser par un psychiatre d’avoir une relation « trop fusionnelle avec son fils », à l’origine de ses troubles.
Vers un fonds d’indemnisation comme celui du Mediator?
À Vannes, dans le Morbihan, le docteur Hubert Journel reçoit de nombreux couples perdus dans les méandres du système de santé. Il pose le diagnostic et cherche des solutions pour faciliter l’intégration à l’école, en établissement médico-social ou la reconnaissance du handicap. Avec Élisabeth Gnansia, ce généticien est l’autre sentinelle en blouse blanche de la Dépakine. Aujourd’hui, il participe à la rédaction « d’un protocole national de soins pour homogénéiser la prise en charge des enfants valproate ».
Déjà en pointe dans le dossier du Mediator, l’avocat de Marine Martin, Me Charles-Joseph Oudin, ne croit pas à un épilogue judiciaire à court terme : « Au civil ou au pénal, les choses vont traîner en longueur. » C’est pourquoi, avec sa cliente, il est allé plaider cette semaine au ministère de la Santé la création d’un fonds d’indemnisation sur le modèle de celui du Mediator. Une urgence, selon lui, car Sanofi se refuse à tout accord à l’amiable. « La Dépakine a des effets indésirables. Nous avons régulièrement actualisé les informations à ce sujet. Il faut laisser la justice faire son travail. Sanofi répondra à toutes les sollicitations », indique Pascal Michon, son directeur scientifique pour la France.
À l’origine de la médiatisation du scandale du Mediator, le député PS Gérard Bapt a l’intention de pousser, au besoin par le biais d’un amendement lors du vote du budget, à la création d’un fonds pour les victimes d’accidents médicamenteux abondé par une taxe sur les bénéfices de l’industrie pharmaceutique. « Plusieurs milliers de familles sont touchées. On ne peut pas imaginer que la solidarité nationale fasse défaut. » Trente-quatre ans après avoir repéré les malformations, la généticienne Élisabeth Gnansia suggère de regarder vers la Suède, où un tel fonds existe déjà. « L’actuel déni alimente les souffrances et les frustrations des familles. En indemnisant, les choses sont plus claires. Des erreurs ont été commises, les hommes sont faillibles, mais l’État est là pour réparer, au moins un peu. »
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