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Autour de l’usine Sanofi qui produit la Depakine, des familles brisent le silence sur les maladies de leurs enfants

Le Monde

 

Selon les informations du « Monde », une plainte a été déposée pour mise en danger d’autrui par la mère de deux enfants autistes. Elle n’a jamais pris de Dépakine, cet antiépileptique responsable de malformations et de troubles chez des enfants exposés in utero, mais a été exposée à des rejets dans l’atmosphère.

Le scandale de la Dépakine n’a peut-être pas livré tous ses secrets, ni dévoilé toutes ses victimes. L’antiépileptique commercialisé depuis 1967 par le laboratoire Sanofi est responsable de malformations et de troubles neurodéveloppementaux chez des milliers d’enfants de mères traitées pendant leur grossesse. Selon les témoignages recueillis par Le Monde, des pathologies similaires sont présentes chez des enfants de riverains de l’usine qui produit la Dépakine, à Mourenx (Pyrénées-Atlantiques), et de travailleuses fréquentant la zone industrielle. Aucune mère n’a pris le médicament, toutes s’interrogent sur le lien avec les rejets dans l’air de valproate de sodium, son principe actif, autour du site.

C’est le cas de Mélanie S. (qui souhaite garder l’anonymat), dont les deux enfants présentent des troubles neurodéveloppementaux semblables à ceux observés chez les enfants exposés in utero à la Dépakine. Mélanie S. n’a jamais consommé de Dépakine, mais travaille depuis 2011 dans un bureau situé à une cinquantaine de mètres de la cheminée de Sanofi. Après des années d’hésitation, le diagnostic d’autisme de sa fille en juillet, après celui de son fils trois ans plus tôt, l’a décidée à saisir la justice. Mercredi 15 novembre, une plainte a été déposée contre X pour mise en danger d’autrui auprès du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris.

Ce pôle est chargé d’une enquête depuis que le parquet a ouvert en 2022 une information judiciaire, notamment pour mise en danger d’autrui, après la révélation, en juillet 2018, de rejets massifs dans l’atmosphère de valproate de sodium et de bromopropane (classé cancérogène, mutagène et reprotoxique possible) par l’usine Sanofi de Mourenx. Mélanie S. est ingénieure. « Je suis scientifique. Je ne peux rien affirmer. Je m’interroge sur le lien entre mon exposition et les troubles constatés chez mes enfants, explique-t-elle. Mon espoir est que la justice se saisisse de cette plainte pour répondre à mes questions et enquêter au-delà de mon cas sur ce qui pourrait potentiellement être un scandale sanitaire. »

Contacté par Le Monde, Sanofi indique ne pas avoir connaissance de la procédure. Classé Seveso seuil haut, le site de Mourenx, situé sur le bassin chimique de Lacq, a émis du bromopropane en quantité très importante (jusqu’à 190 000 fois plus que la valeur autorisée) et ne bénéficiait d’aucune autorisation pour rejeter dans l’air du valproate de sodium. Selon un rapport de 2018 de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, l’usine Sanofi en a recraché entre 13 tonnes et 20 tonnes par an jusqu’en 2018, année où elle a été mise en demeure par les autorités de mettre un terme à ces émissions toxiques.

Le groupe pharmaceutique précise qu’un seuil d’émission a été fixé à partir d’avril 2018 et que, depuis cette date, le site opère « dans le respect des réglementations pour produire un traitement essentiel pour de très nombreux patients ». Sanofi ajoute qu’une « société indépendante a réalisé en 2017 une étude sur les émissions du procédé de valproate de sodium » qui n’a pas relevé « de risques particuliers liés aux rejets ». Dans un avis rendu un an plus tard, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) précisait pourtant qu’il n’existait pas de seuil minimal de rejets au-dessous duquel le principe actif de la Dépakine ne présenterait pas de risque pour la santé.

« Pas une vie normale »

« Nous savons depuis des années que l’usine Sanofi de Mourenx a rejeté, dans le passé, de grandes quantités de valproate de sodium et de bromopropane dans l’atmosphère, mettant en danger les riverains, commente Me Charles Joseph-Oudin, l’avocat de Mélanie S. et de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac). Cette mise en danger n’est pas que théorique, car des familles riveraines, qui n’ont jamais consommé de Dépakine prescrite par un médecin, souffrent des effets indésirables liés à l’exposition à ce médicament pendant la grossesse. »

Trouble du spectre de l’autisme (TSA), troubles relationnels, crises de colère, crises de larmes, difficultés de concentration et d’attention, troubles ORL, troubles visuels, maux de tête… les nombreux troubles listés dans les épais dossiers médicaux des enfants de Mélanie, nés en 2014 et 2016, correspondent cliniquement aux effets liés à l’exposition in utero à la Dépakine mis en évidence par la littérature scientifique. Ils nécessitent de lourdes prises en charge. « Tout petit, mon fils se tapait la tête contre le sol, contre les murs, contre les tables. La vie de parents d’enfants souffrant de troubles du développement n’est pas une vie normale, dit pudiquement Mélanie S. J’aimerais obtenir réparation pour mes enfants dont le quotidien nécessitera des adaptations tout au long de leur vie. »

Ses interrogations sont renforcées par la découverte de la présence de valproate de sodium dans son sang. En août 2018, soit un mois après la révélation des rejets illégaux de Sanofi, Mélanie S. réalise un test de Dépakinémie. L’analyse est positive alors même que la production est à l’arrêt. Me Joseph-Oudin en déduit que sa cliente avait « très probablement » du valproate de sodium dans le sang pendant et entre ses grossesses, « en raison de l’inhalation quotidienne de ce produit, à haute concentration, pendant sept années ».

« A l’instar de ceux de Mélanie, des centaines d’enfants ont probablement été intoxiquées par la Dépakine dans la région de Mourenx », estime Marine Martin, la présidente de l’Apesac. Auditionnée vendredi 10 novembre dans le cadre de l’information judiciaire ouverte en 2022, la lanceuse d’alerte s’interroge sur l’existence d’un « possible cluster ». « Pour le vérifier, il y a un moyen très simple : chercher les signaux en recensant le nombre d’enfants atteints de troubles neurodéveloppementaux et les malformations congénitales à partir de la base de données de l’Assurance maladie », dit-elle.

La fondatrice de l’Apesac a été sollicitée par plusieurs familles. La plupart restent réticentes à saisir la justice et à sortir de l’anonymat. Mme Martin évoque une « omerta » : « Tout le monde sait qu’il y a des cas et que c’est à cause de la Dépakine, mais il y a un dilemme parce que Sanofi est une entreprise importante de la région. » Marine Martin espère que cette première plainte, qu’elle voit comme « un aboutissement », permettra de « délier les langues ». « Avec le vent, vous avez été protégée »

Charles Joseph-Oudin évoque des dossiers en cours de constitution pour une dizaine de familles. Certaines avec des enfants présentant « des symptômes et des troubles clairement associés à la Dépakine » et d’autres avec des enfants exposés mais ne présentant pas de signes. « Pour ces familles, c’est très angoissant, car les troubles n’apparaissent pas immédiatement ; souvent, ils ne sont diagnostiqués qu’au bout de plusieurs années », explique l’avocat de l’Apesac.

Chez le fils de Tina H., qui vit à Mourenx, les « premiers bugs » sont apparus en 2018, à l’âge de 3 ans, d’abord sous forme de « poussées de violence ». Un an plus tard, elle retrouve l’enfant inanimé dans son lit, endormi dans son urine et son vomi : « On était en train de le perdre. » Aux urgences, il convulse devant les secours ; le diagnostic tombe : épileptique. « Il y en a beaucoup dans le secteur », lui confient des médecins. Tina H. se lance dans des recherches : sur les réseaux sociaux, elle identifie rapidement « trois ou quatre familles » autour de Mourenx avec des enfants diagnostiqués épileptiques « sans aucune cause mise en évidence ».

Dans son « cercle proche », trois autres familles sont aussi touchées. Aucun de ces enfants n’a d’antécédents et aucune famille n’a pris de Dépakine. « Je sais qu’il n’y a pas de preuves scientifiques pour l’instant d’un lien entre l’exposition au valproate de sodium et l’épilepsie, mais ça mériterait d’être creusé », dit Tina H. Alors que la maladie est très rarement héréditaire, parmi les 8 000 membres de l’Apesac, environ un tiers des enfants sont épileptiques.

Si Tina H. « envisage une plainte », c’est aussi parce que son fils présente d’autres troubles invalidants : dyspraxie, dysgraphie, troubles du déficit de l’attention. « Quand mon fils est tombé malade, il était hospitalisé trois fois par semaine, j’ai dû arrêter de travailler pendant trois ans. Le mois dernier, nous en avons eu pour 500 euros de frais de prise en charge non remboursés, c’est un tiers de mon salaire. » Tina H. travaille au sein de l’éducation nationale. Elle se dit « surprise » par le « ratio important d’élèves présentant des troubles autistiques, de l’attention ou dyspraxiques » dans les différents établissements où elle a exercé. « Les médecins scolaires, aussi, sont étonnés », ajoute-t-elle. Tina H. indique avoir fait part de ses doutes à un élu local en 2019 : « Il m’a regardée droit dans les yeux et m’a dit sans rire : “Ne vous inquiétez pas, avec le vent, vous avez été protégée”. »

Malformations congénitales graves

Depuis leur bureau, Alain H. et sa compagne avaient, eux, une « vue imprenable sur le logo de Sanofi ». Alain H. est entrepreneur sur le bassin chimique de Lacq. En 2018, le couple se prépare à accueillir son premier enfant. « A la première échographie à l’hôpital, le gynécologue nous dit au bout de cinq minutes : “Je suis désolé, mais vous n’allez pas pouvoir continuer la grossesse.” » Il leur explique avoir identifié une acrânie, une malformation rare du crâne caractérisée par l’absence de voûte crânienne, et qu’il convient d’interrompre la grossesse.

Le gynécologue leur présente les deux options : une interruption volontaire de grossesse (IVG) ou une interruption médicale de grossesse. La deuxième option peut permettre de déterminer les causes mais nécessite de garder le fœtus plus longtemps pour pratiquer des analyses médicales. « Nous étions sous le choc, nous avons opté pour l’IVG, raconte Alain H. Ce n’est que plus tard, en faisant des recherches sur l’acrânie et en discutant avec la gynécologue que nous avons fait le lien possible avec les rejets de Sanofi. » La littérature scientifique a établi que l’exposition in utero à la Dépakine était à l’origine de malformations congénitales graves. « On n’est pas comptés dans les chiffres des malformations, seulement dans les IVG, et nous ne sommes sans doute pas les seuls dans ce cas », spécule Alain H.

Par « précaution », sa compagne ne vient plus travailler sur la plateforme et son entreprise ne « recrute pas de jeune femme ». « Tout le monde sait, ici, qu’il y a des problèmes sur le bassin avec toutes les entreprises polluantes qui y sont installées, mais ce sont des emplois dans une zone sinistrée », dit l’entrepreneur. Outre Sanofi, les quatre plateformes chimiques de Lacq, qui s’étendent jusqu’à Orthez, comptent une vingtaine d’usines Seveso dont Arkema et Sogebi issues des anciennes activités gazières de Total et reconverties dans l’exploitation du soufre. Elles représenteraient encore environ 7 600 emplois (directs et indirects) pour un bassin de population de 55 000 habitants.

Etude épidémiologique participative

L’usine Sanofi compte une soixantaine de salariés. Après la révélation des rejets massifs de valproate de sodium en juillet 2018, des tests de Dépakine avaient été effectués en interne sur les salariés. Une dizaine s’était révélée positive. Depuis, silence radio. « Les salariés ont peur de parler mais on n’est pas dupes, ils ont été les premiers exposés, commente Jean-Louis Peyren, coordinateur de la CGT chez Sanofi. On espère que cette nouvelle plainte va les inciter à parler. » La CGT est partie civile dans l’instruction ouverte en 2022.

Ex-délégué CGT chez Total, Patrick Mauboulès est membre de la Société pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest (Sepanso). Il a également été entendu par la justice, en octobre. Cette association alerte depuis des années les autorités sanitaires au sujet de la pollution sur le bassin. « Nous demandons des études épidémiologiques spécifiques sur les pathologies liées à l’exposition au valproate de sodium et au bromopropane », indique Patrick Mauboulès.

Contactée, l’Agence régionale de santé de Nouvelle-Aquitaine renvoie vers Santé publique France (SPF). Jusqu’ici, l’agence nationale de santé publique a réalisé une étude de mortalité et de morbidité sur le bassin de Lacq. La première, publiée en 2021, a conclu à des « excès » pour les pathologies respiratoires et circulatoires. La seconde n’est toujours pas publiée. En septembre, SPF a lancé une nouvelle étude, participative, dans le but de « disposer d’une photographie complète de l’état de santé de la population de ce bassin industriel ». Un questionnaire doit être envoyé à 5 000 habitants tirés au sort dans 99 communes. Les premiers résultats sont attendus en 2025.

Patrick Mauboulès considère la zone géographique retenue trop large : « Quand on veut noyer un problème, on le dilue. » Marine Martin est encore plus sévère : « C’est de la fumisterie, avec le tirage au sort, on peut tomber sur des familles qui sont sur le bassin depuis seulement six mois. Pour avoir une chance d’identifier un cluster potentiel, il faudrait cibler les enfants nés jusqu’en 2018 et comparer le nombre d’enfants présentant des malformations ou des troubles neurodéveloppementaux à la moyenne nationale. »

Source : Le Monde, Stéphane Mandard

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