Libération
Le tribunal de Paris a estimé mercredi que le laboratoire avait manqué à «son obligation de vigilance» concernant son médicament. Il a également ouvert la possibilité d’une action de groupe pour les plaignants.
La décision est claire.
Et c’est une première en France. Le tribunal de Paris a estimé mercredi que le laboratoire Sanofi avait «commis une faute en manquant à son obligation de vigimes et d’information» concernant les risques pour le foetus en cas de prise de son médicament Dépakine pendant la grossesse. Il a estimé «recevable» l’action de groupe présentée par l’association de victimes de la Dépakine contre le laboratoire, ouvrant la voie à une première judiciaire dans le domaine de la santé. Touchant le plus grand laboratoire français, la nouvelle est de taille mais suscite un sentiment mitigé. Elle est symptomatique d’une histoire qui se répète. Ce sont en effet toujours les mêmes procédés, les mêmes blocages, et les mêmes lenteurs. Comme lors de l’affaire de l’hormone de croissance ou lors du scandale du Médiator, il faut du courage et de l’obstination pour empêcher que celle-ci ne soit enterrée. Le travail de l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac) -créée par Marine Martin, dont deux des enfants sont atteints de troubles liés au Dépakine – aura en l’occurrence été décisif. Le laboratoire a aussitôt annoncé sa décision de faire appel, poursuivant sa stratégie de ne reconnaître aucune faute ni retard, et refusant d’indemniser les victimes. Trouble jeu. Reprenons cet interminable dossier. Le valproate de sodium est une molécule commercialisée depuis 1967 sous les marques Dépakine (pour les épileptiques), Dépakote et Dépamide (pour les bipolaires). Très rapidement, des interrogations vont surgir sur la prescription de ce médicament aux femlance enceintes, avec des conséquences parfois graves sur l’enfant à naître. Mais on laisse faire, on ne prévient pas les femmes du risque éventuel, on hésite, tout traîne. Et rien ne se passe. Autorités sanitaires comme industriel font le dos rond. Du moins, ils font le minimum. Dans son rapport sur la Dépakine en 2015, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) s’est montrée rétrospectivement sévère – et pas seulement vis-à-vis de l’industriel Sanofi, mais aussi envers la gestion des autorités sanitaires, observant des retards en série. «Dans les années 2000, en France, la doctrine implicite en matière d’information est de ne pas alarmer les patientes par un message pouvant les conduire à arrêter leur traitement.» Plus loin : «Quand on compare avec les autres pays européens, la France n’est pas au nombre des pays les plus réactifs.» Enfin, l’Igas le note clairement: «Un rôle trop important est laissé aux firmes, à Sanofi en l’occurrence, qui considère encore en mars 2014 qu’aucune mesure de minimisation du risque n’est nécessaire, y compris en matière d’information.» Comme dans les autres dossiers de sécurité des médicaments, on assiste à un trouble jeu entre l’industriel, qui dit respecter «les normes en vigueur», et les agences sanitaires de contrôle, qui disent manquer d’informations. Au final, le bilan est lourd. Cette molécule serait responsable de malformations chez 2 150 à 4100 enfants et de troubles neurodéveloppementaux chez 16 600 à 30 400 autres, selon des estimations de l’Assurance maladie et de l’Agence nationale de sécurité du médicament. Marine Martin nous a raconté combien le combat fut lent et difficile. En 2011, des poursuites sont engagées. Sanofi est mis en examen en 2020 pour «tromperie aggravée» et «blessures involontaires», puis pour «homicides involontaires» après une plainte de l’Apesac. Aujourd’hui pourtant, rien n’est encore gagné. Lors de la dernière audience, le 22 septembre, Sanofi s’est défendu vertement, plaidant l’irrecevabilité de l’action de groupe, estimant que les situations des demandeurs étaient trop différentes. «Sanofi a rempli son rôle concernant l’actualisation des documents d’information du valproate pour les professionnels et les patients», a estimé le laboratoire dans une déclaration écrite avant la décision de mercredi. «Responsabilité». Sur tous ces points, Sanofi a néanmoins perdu. «Le tribunal retient que le laboratoire a commis une faute en manquant à son obligation de vigilance, et a commercialisé un produit défectueux de 1984 à 2006 pour les malformations physiques, et de 2001 à 2006 pour les troubles neurodéveloppementaux», nous a précisé l’avocat de l’association, maître Charles Joseph- Oudin. Ajoutant: «Il est in- dispensable que Sanofi reconnaisse sa responsabilité et change d’attitude vis-à-vis des victimes car, aujourd’hui, il refuse toujours de verser la moindre indemnisation.» Près d’un millier de dossiers ont déjà été déposés devant l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam). Là aussi tout traîne, et quand l’indemnisation est votée, c’est l’Oniam qui doit avancer la somme, Sanofi refusant d’y participer. «Même Servier s’est révélé plus digne», lâche Charles Joseph-Oudin. Lesprochaines étapes judiciaires auront lieu au printemps, avec les procédures civiles individuelles. Quant au pénal, aucune date n’est fixée. Enfin, l’action de groupe est désormais ouverte. Le tribunal a ordonné qu’une «large publicité soit faite à la possibilité ouverte aux patientes et à leurs enfants de participer à cette action de groupe», celles-ci disposant de cinq ans pour le faire. ?
Source : Par Eric Favereau