Le Monde
Le tribunal de Paris a jugé recevable, mercredi, une action de groupe des victimes. Le laboratoire fait appel
Sanofi a « commis une faute en manquant à son obligation de vigilance et à son obligation d’information » sur les risques pour le foetus qu’impliquait la prise de Dépakine chez la femme enceinte. Pendant plusieurs années, avec ce médicament antiépileptique à l’efficacité reconnue, le laboratoire a « produit et commercialisé un produit défectueux » , au sens où il n’offrait pas la « sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre » .
Jamais la responsabilité de Sanofi dans l’affaire de la Dépakine n’avait été aussi clairement énoncée par la justice que dans la décision rendue mercredi 5 janvier par la 7e section de la 1re chambre civile du tribunal judiciaire de Paris, spécialisée dans le traitement des actions de groupe.
Procédure récente 2014 dans le droit français, l’action de groupe permet à des victimes d’un même préjudice de se regrouper pour agir en justice. Celle contre Sanofi, la première en matière de santé, avait été intentée en 2017 par l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac), qui porte depuis 2011 le combat de plusieurs milliers de victimes de la Dépakine.
Il est aujourd’hui établi que ce médicament, commercialisé depuis 1967, augmente le risque de malformation congénitale (coeur, reins, membres, doigts, visage, etc.) et de troubles neurodéveloppementaux (retard de langage, trouble du spectre de l’autisme, etc.) chez les enfants de femmes en ayant consommé durant leur grossesse. Selon des estimations contestées par Sanofi de l’Assurance-maladie et de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), le valproate de sodium, principe actif de la Dépakine, serait responsable de malformations chez 2 150 à 4 100 enfants, et de troubles neurodéveloppementaux chez 16 600 à 30 400 d’entre eux.
Dans son jugement, le tribunal considère que malformations et troubles neurodéveloppementaux causés par le valproate de sodium étaient « régulièrement mentionnés dans la littérature médicale à partir de 1984 » pour les premières « et à partir de 2001 » pour les seconds. Le laboratoire aurait dû, « dès la connaissance d’effets indésirables, faire modifier en ce sens les informations destinées aux patients et les informations destinées aux professionnels de santé » . Or, ce n’est qu’en janvier 2006 que la Dépakine, dans sa notice, a été déconseillée formellement aux femmes enceintes.
« Portée symbolique immense »
Le tribunal a déclaré « recevable » l’action de groupe intentée par l’Apesac, et précisé qui pourrait se joindre à ladite action : pour lesmalformations, toutes les femmes ayant été enceintes « entre 1984 et janvier 2006 » et ayant consommé le médicament durant leur grossesse , ainsi que tous les enfants exposés in utero sur la même période; pour les troubles neurodéveloppementaux, la même population, mais uniquement sur la période comprise « entre 2001 et janvier 2006 .
Marine Martin, fondatrice de l’Apesac, a salué une « grande victoire », tout en regrettant que les périodes retenues « écartent la moitié des victimes de la Dépakine » . Ces dates sont « trop restrictives », estime aussi Charles Joseph-Oudin, avocat de l’association, selon qui le risque de malformations était connu dès 1982, celui de troubles neurodéveloppementaux dès 1984, et le manque d’information persistant au-delà de 2006.
L’avocat s’est néanmoins réjoui de la « portée symbolique immense » d’une décision qui vient « sanctionner la philosophie et la stratégie de déni de responsabilité de Sanofi » , tout en convenant que cela avait, pour l’heure, « des conséquences concrètes assez faibles » , notamment parce que le laboratoire a annoncé son intention de faire appel, et que l’appel est suspensif. Il faudra donc attendre qu’une seconde décision au mieux en 2023 vienne confirmer ou infirmer celle de mercredi pour savoir si l’action de groupe, voie vers une indemnisation, peut s’ouvrir ou non.
« Homicides involontaires »
Sanofi a réagi par communiqué : « La position adoptée par le tribunal judiciaire de Paris n’est pas en adéquation avec les premières décisions de justice qui, soit ne retiennent pas la responsabilité du laboratoire, soit constatent que la responsabilité prépondérante repose sur d’autres acteurs du système de santé » , notamment l’ANSM, gendarme sanitaire de l’Etat, sur lequel Sanofi rejette la faute.
Le laboratoire affirme avoir « toujours été transparent en alertant les autorités de santé et en sollicitant à plusieurs reprises des modifications des documents d’information de la Dépakine à destination des patients et des professionnels de santé » . Il assure que « les documents d’information ont été modifiés conformément à l’évolution de l’état des connaissances et aux décisions des autorités de santé de l’époque » . En parallèle de cette action de groupe, Sanofi est mis en examen dans le volet pénal de l’affaire comme l’ANSM pour « tromperie aggravée », « blessures involontaires » et « homicides involontaires .
Par ailleurs, plus de 3 000 demandes sont arrivées à l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, qui en avait, en juillet 2021, satisfait plus de 800, pour un montant de 28,5 millions d’euros de l’argent public que Sanofi, théoriquement, devra rembourser en partie si sa responsabilité est définitivement reconnue un jour. Enfin, des dizaines de procédures civiles individuelles sont en cours plusieurs procès auront lieu en 2022. L’Apesac espère que la décision rendue dans le cadre de l’action de groupe, même si elle est suspendue par l’appel, donnera du poids aux demandes des plaignants dans toutes ces procédures parallèles.
Les nouvelles ne sont pas toutes mauvaises pour Sanofi : on a appris mercredi que, dans le volet pénal de l’affaire, le juge d’instruction avait été contraint par la chambre de l’instruction de faire réaliser une seconde expertise sur le médicament, en plus de la première qui avait conduit à la mise en examen du laboratoire.
C’est en particulier sur cette première expertise, datant de janvier 2020, vivement contestée par Sanofi qui en réclamait une nouvelle, que le tribunal judiciaire de Paris s’est appuyé pour rendre sa décision dans le cadre de l’action de groupe. Que la seconde expertise apporte des conclusions divergentes de la première pourrait changer la donne. Le bout du chemin judiciaire de la Dépakine est encore loin.