Libération
Cela fait plus de dix ans que l’affaire autour de l’antiépileptique fabriqué par Sanofi a éclaté. Le laboratoire refuse de payer les indemnisations, la justice prend son temps et les victimes risquent de se lasser…
Comment tenir, résister à la lenteur du temps? On croit bien souvent que ce qui est remarquable dans l’action d’un lanceur d’alerte, c’est le courage de casser à un moment donné l’omerta autour d’une situation donnée. Dans le cas du Médiator comme maintenant dans celui de la Dépakine, l’énorme qualité des lanceuses d’alerte a été pourtant et surtout de ne jamais abandonner.
Car ce n’est jamais gagné. Irène Frachon a ainsi brisé le plafond de verre, en publiant Médiator 150 mg. Combien de morts ? (éd. Dialogues), en 2010, révélant au grand jour les dégâts de ce mauvais médicament, mais surtout elle a tenu bon, résistant à ceux qui lui disaient «que cela allait, qu’elle avait fait son devoir et qu’il fallait qu’elle passe à autre chose». Non, elle a continué, résistant à ceux qui banalisaient, et surtout elle a continué d’accompagner les victimes face à l’infinie lenteur de l’indemnisation. Dans le cas du dossier de la Dépakine cet antiépileptique certes très efficace mais à ne surtout pas prescrire aux femmes enceintes en raison d’un danger élevé pour le foetus, Marine Martin est confrontée aux mêmes défis : tenir, ne pas lâcher alors que les vents sont immobiles. Et en cette rentrée, ce n’est pas simple : la justice traine les pieds et l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux (Oniam) reste d’une lenteur proverbiale. «Autour de moi, tout le monde en a un peu marre», avoue-t-elle.
« La voie judiciaire est décevante »
Reprenons le fil de ce drame. C’est donc en 2011 que cette jeune mère de famille décide de créer l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac), «pour informer les victimes du danger et alerter les médias et les pouvoirs publics afin de changer les conditions de prescription». Ses enfants sont atteints (1). Aujourd’hui, plus de dix ans après, les choses ont certes bien bougé. Il y a eu le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) en 2016 qui a détaillé les erreurs de Sanofi, le fabricant, et des pouvoirs publics. Puis il y a eu des mesures de protection, avec l’interdiction règlementaire du produit aux femmes enceintes, en juin 2018. En 2020, le juge d’instruction du dossier pénal a mis Sanofi en examen pour «tromperie aggravée» et «mise en danger de la vie d’autrui», à la suite de la plainte déposée par Marine Martin. En novembre 2020, dans le cadre du dossier pénal, c’est l’Agence nationale de sécurité des médicaments qui est mise en examen pour «blessures et homicides in- volontaires par négligence». En janvier 2022, l’association Apesac a remporté la première action de groupe en matière de santé contre Sanofi, jugé responsable d’un manque de vigilance et d’information sur les risques de la Dépakine. Le tribunal a notamment estimé que le groupe pharmaceutique français a produit et commercialisé un produit défectueux. Enfin, en mai, le tribunal de Nanterre a condamné l’industriel à indemniser Juliette, 16 ans, à hauteur de 50 000 euros, l’adolescente ayant été exposée à la Dépakine in utero.
Tout cela n’est pas rien. Pour autant, Marine Martin éprouve un sentiment mitigé. «Je me demande si l’on a bien fait de passer par le pénal. Là, sur six dossiers devant le tribunal de Nanterre, trois ont été évincés. Parce que l’expert avait appartenu à un centre de pharmacovigilance et le tribunal a estimé qu’il y avait conflit d’intérêts. Sur d’autres dossiers, le tribunal a hésité sur la date [à laquelle] Sanofi savait [le risque encouru par les patients]. C’est désespérant. La voie judiciaire est décevante et les indemnisations ne sont pas à la hauteur. Peut-être que l’on aurait dû se battre que du côté de l’Oniam? Mais ils indemnisent les familles au bout de deux ou trois ans», lâche-t-elle.
«Plus 800 dossiers en attente»
Marine Martin le dit, l’Oniam fait comme elle peut, mais elle manque de moyens. Tout prend du temps, d’autant que, comme Sanofi ne veut pas payer, l’Oniam doit avancer l’indemnisation avant d’engager des poursuites contre Sanofi pour se faire rembourser. «Il y a plus 800 dossiers en attente à l’Oniam, ils en ont pour des années.» Et à côté de cela, il y a plein de petites difficultés, comme le raconte l’avocat Charles Joseph-Oudin, qui suit près de 700 victimes: «Je vous donne un exemple de difficultés que l’Oniam crée de toutes pièces pour indemniser les victimes: l’Oniam exige les permis de conduire des parents lorsque les experts ont constaté qu’il fallait indemniser les frais de déplacement pour aller aux rendez-vous médicaux. Les mères épileptiques qui ne peuvent pas conduire se font véhiculer par une copine ou une cousine. Elles n’ont donc pas de permis de conduire
à présenter, mais elles ont payé le déplacement. Et, dans ce cas, l’Oniam refuse d’indemniser.» Autre cas?: «Les experts retiennent une aide scolaire pendant les vacances. L’Oniam impose aux parents de retrouver les emplois du temps des enfants sur toute la scolarité pour calculer ces aides?! Il est impossible de retrouver des emplois du temps sur les vingt ou vingt-cinq dernières années. Il faut procéder par estimation. L’Oniam refuse d’indemniser dans ces hypothèses.»
Voilà. C’est le lot de mille combats des victimes et de leurs proches. «Et il faut tenir. Avec Sanofi, qui fait tout pour que cela dure», lâche Marine Martin.
(1) La Dépakine peut provoquer sur l’enfant à naître des atteintes physiques sur la colonne vertébrale (rares), ou des atteintes neurocomportementales (beaucoup plus fréquentes).
Source : Libération par Eric Favereau