Le Monde
Plusieurs lanceurs d’alerte, dont Antoine Deltour et Irène Frachon, craignent que le Sénat n’affaiblisse la proposition de loi du député Sylvain Waserman qu’ils voient comme une vraie avancée pour leur protection
Nous, lanceurs d’alerte, payons un prix élevé pour avoir osé dire la vérité. Représailles, licenciement, perte d’employabilité, procédures judiciaires interminables, campagnes de dénigrement, ces embûches s’accompagnent généralement d’un préjudice financier voire de difficultés familiales et relationnelles.
Cette réalité n’est pas acceptable, car elle est très dissuasive pour tous les futurs lanceurs d’alerte. Or, pour chaque lanceur d’alerte qui baisse les bras, c’est un dysfonctionnement grave qui perdure. Au bout du compte, c’est l’information du public, nécessaire à toute société démocratique, qui en pâtit.
La loi Sapin 2, adoptée en 2016, avait jeté les bases d’un cadre relativement protecteur. En particulier, sa définition large uniformisait plusieurs dispositifs incohérents et devait couvrir la plupart des situations : « Un lanceur d’alerte révèle ou signale une menace ou un préjudice graves pour l’intérêt général. » Malheureusement, certains d’entre nous n’ont pas pu bénéficier de cette loi, notamment parce qu’elle impose un parcours complexe. Elle prévoit un premier palier de l’alerte consistant à adresser le signalement en interne, auprès d’une hiérarchie qui, mise en cause, risque de déclencher des représailles ou de dissimuler des preuves. Par ailleurs, le soutien financier initialement prévu dans la loi Sapin 2 n’avait pas résisté à la censure du Conseil constitutionnel, pour une raison purement juridique. Pour de nombreux lanceurs d’alerte, ce soutien financier constitue pourtant une aide cruciale.
Le droit européen offre maintenant à la France l’occasion de combler ces lacunes. Convaincue de la nécessité de sécuriser les alertes, une coalition d’associations, de syndicats et de quelques eurodéputés progressistes a obtenu de haute lutteune directive adoptée en 2019 pour améliorer très significativement la protection des lanceurs d’alerte partout en Europe. Si le délai officiel est déjà dépassé, le processus de transposition dans le droit français est déjà bien engagé. Ses débuts étaient même très encourageants : la proposition de loi du député (MoDem) Sylvain Waserman introduisait des avancées significatives et a été adoptée à l’unanimité le 17 novembre 2021 par l’Assemblée nationale.
Le vote du texte au Sénat le 19 janvier nous préoccupe cependant. Les travaux en commission des lois le 15 décembre 2021 ont en effet conduit à des reculs qui dépassent l’entendement. De nombreux progrès issus de la proposition de loi disparaissent. Il en va ainsi de la protection accordée aux « facilitateurs personnes morales » , c’est-à-dire à toutes les associations susceptibles de nous assister dans l’alerte et qui s’exposent elles-mêmes à diverses représailles.
Au-delà de ces reculs, certaines dispositions sont totalement contraires à la directive européenne, tels le durcissement des conditions pour faire des divulgations publiques ou la criminalisation de l’obtention des informations révélées. Pire, le Sénat veut restreindre la définition large issue de la loi Sapin 2 en supprimant la notion de « menace ou préjudice pour l’intérêt général . Seuls les signalements de crimes et délits seraient couverts, excluant de fait les pratiques légales d’optimisation fiscale révélées par les « LuxLeaks », par exemple. On pense également à la fourniture, avérée, des technologies de surveillance de masse aux régimes de Kadhafi et d’Assad par des entreprises françaises au statut confidentiel-défense, c’est-à-dire avec le soutien et l’entremise de l’appareil d’Etat, qui ne contrevenait à aucune loi existante à l’époque des faits.
Faire bouger les lignes
Si la directive européenne avait existé en 2011, au moment où l’alerte sur la Dépakine a été lancée par une mère épileptique, elle aurait été mieux et plus vite entendue. Ce 5 janvier 2022, soit plus de dix ans après l’émergence de cette alerte, le tribunal judiciaire de Paris en reconnaît pourtant la pleine légitimité en qualifiant de « faute » l’inaction de l’industriel Sanofi, par ailleurs également mis en examen, et en actant la recevabilité d’une action de groupe lancée par une association de victimes de la Dépakine, l’Apesac. Il s’agit d’une décision historique en matière de santé, liée à la mobilisation de lanceurs d’alerte dans ce domaine crucial de la sécurité sanitaire pour faire évoluer la législation.
Souvenons-nous également de la censure lancée par le laboratoire Servier sur l’alerte Mediator en 2010et de sa condamnation pénale en première instance pour tromperie, homicides et blessures involontaires en mars 2021.
Faire bouger les lignes pour aller dans le sens d’une meilleure protection de l’intérêt général repose ainsi en partie sur l’engagement risqué de citoyens, devenus, sans l’avoir cherché, des lanceurs d’alerte à leurs risques et périls. Améliorer leur protection est un enjeu vital pour une démocratie vivante et la loi Waserman allait dans ce sens, en cohérence avec les avancées de la directive européenne.
Le texte européen prévoit une clause de non-régression, signifiant que l’exercice de transposition ne doit pas conduire à des reculs du droit existant. La position du Sénat est donc totalement inacceptable. Elle serait anecdotique si le calendrier parlementaire laissait le temps à l’Assemblée de se prononcer en dernier ressort.
Mais les échéances électorales pourraient favoriser un mauvais compromis décidé dans l’urgence, voire l’abandon pur et simple du texte de Sylvain Waserman. Nous appelons le gouvernement et tous les parlementaires à se montrer à la hauteur de l’élan démocratique engagé au niveau européen et prolongé par le vote unanime du 17 novembre 2021 à l’Assemblée nationale.