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Interrogée sur l’indemnisation des victimes de l’antiépileptique, la ministre de la Santé, Marisol Touraine, a affirmé que l’Etat n’allait pas «chipoter». Un vocabulaire surprenant au vu de l’ampleur du scandale sanitaire.
L’expression est un peu malheureuse : «On ne va pas chipoter. Il faut que les victimes soient indemnisées rapidement et simplement. Et [si l’Etat] pense que d’autres responsables que [lui] sont en jeu, alors il va se retourner contre eux», a lâché, dimanche, la ministre de la Santé Marisol Touraine.
Ne «chipotons» donc pas… Dans l’affaire du valproate de sodium, – qui est à la base de l’antiépileptique Dépakine et du médicament qui vise à corriger les troubles de l’humeur le Dépakote –, nous sommes face à une affaire sanitaire inégalée par son ampleur, même si les pouvoirs publics se refusent à donner des estimations globales. Et cet été l’a tristement confirmé. Bref retour en arrière.
Pour mémoire, commercialisée depuis 1967 en France, la Dépakine (ou Dépakote) est sur la sellette à cause d’un risque élevé de malformations congénitales (près de 10%), mais également d’un risque accru d’autisme et de retards intellectuels et/ou de la marche, pouvant atteindre jusqu’à 40% des enfants exposés. Connues depuis les années 80, les malformations portent principalement sur le cœur, les reins, les membres, la colonne vertébrale (causant des déformations appelées spina bifida). Les risques neuro-développementaux ont commencé à émerger au milieu des années 90 mais il faudra attendre 2006 pour que le médicament soit déconseillé en cas de grossesse.
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Plus de 50 000 victimes
Les chiffres rendus publics fin août par l’assurance maladie et l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé sont terribles. Et pourtant, ils sont limités puisque les données collectées renvoient à la période 2007-2014, alors que cela fait plus de quarante ans que ces produits sont prescrits.
Entre 2007 et 2014, ce sont donc 14 322 femmes qui ont reçu pendant leur grossesse ces produits, soit 1,9% de grossesses exposées pour 1 000 en France. 8 701 enfants en sont nés. Ce qui indique, en creux, que plus de 40% des grossesses n’ont pas été jusqu’à leur terme, un taux très élevé, et qui interroge : selon l’étude, une IVG a eu lieu dans 30% des cas, une fausse couche dans 8%, et la naissance d’un enfant mort né dans 1% des cas. «De 2007 à 2014, le nombre annuel de grossesses exposés à l’acide valproique a régulièrement décru, passant de 2 316 à 1 133», a noté l’étude.
De fait, l’étude ne précise pas le nombre d’enfants atteints de malformations et de problèmes neuro-développementaux, mais par simple déduction sur la période 2007-2014, on arrive à près de 4 000.«Ce qui est énorme, insiste Marine Martin, présidente de l’association Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac), à l’origine de la révélation de cette affaire. Sur cinquante ans, on arrive à un chiffre entre 50 000 et 70 000 femmes touchées.» On le voit, nous sommes sur des ordres de grandeur impressionnants, et comme le dit la ministre, il n’y a pas lieu de… chipoter, d’autant que les handicaps sont souvent lourds, très invalidants, et en tout cas ils brisent des familles entières où l’on voit deux, trois enfants touchés. Et le plus inquiétant est que l’affaire n’est pas finie. «Les résultats de cette étude mettent en évidence la persistance d’un niveau élevé d’exposition parmi les femmes enceintes et les femmes en âge de procréer en France», a insisté le rapport.
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Situation sociale défavorisée
Comment ne pas être effrayé quand on lit dans ce rapport qu’en 2014, ce sont 1 333 grossesses qui ont commencé chez des femmes exposées à l’acide valproïque, et 51 512 femmes en âge de procréer ont été exposées à l’acide valproïque au premier trimestre 2016 ? Cela continue donc. «Ces niveaux restent préoccupants malgré une diminution notable de la fréquence d’exposition parmi les femmes enceintes depuis 2007… Par ailleurs, les résultats mettent en évidence des situations contrastées selon le contexte pathologique de prescription de l’acide valproïque et les caractéristiques sociodémographiques des femmes.»
On découvre ainsi qu’un tiers des femmes exposées étaient couvertes par la couverture maladie universelle (CMU) complémentaire, marqueur d’une situation sociale défavorisée. En plus, on apprend qu’entre 2010 et 2014, 66 grossesses exposées à l’acide valproïque avaient été précédées d’actes de procréation médicalement assistée. De quoi s’interroger sur la vigilance des équipes médicales, à l’origine de ces grossesses. Enfin, l’étude a pointé le maintien élevé de la prescription de valproate pour les troubles de l’humeur, ce que d’ailleurs redoutait Dominique Martin, directeur de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé. «Tout apparaît au grand jour, a insisté Charles Joseph-Oudin, le principal avocat des victimes. Il y a beaucoup de victimes, vraisemblablement des dizaines de milliers.»
«Silence total»
Sur le volet indemnisation, qui va financer ? La ministre de la Santé a répété, ce week-end comme après la publication de l’étude, qu’un fonds sera créé avant la fin de l’année, essentiellement financé par l’Etat. Et cela à la grande surprise de la présidente de l’association.«J’attends que Sanofi s’exprime car aujourd’hui ils sont dans un silence total et le mépris des victimes. J’espère que le gouvernement saura être ferme et les obliger à participer à ce fonds d’indemnisation», nous a expliqué Marine Martin. C’est vrai que si les autorités sanitaires ont reconnu leur responsabilité avec des lenteurs évidentes de réaction dans les années 2000, celles-ci restent aujourd’hui très prudentes sur les torts des autres acteurs.
Le directeur général de la santé, Benoît Vallet, lors d’un entretien à l’hebdomadaire le Point, a même semblé dédouaner Sanofi, le producteur. Interrogé pour savoir si le labo n’avait pas suffisamment mis en garde les médecins, il avait répondu : «Ce n’est pas nécessairement à [lui] de le faire, même [s’il] peut jouer un rôle par le biais de la visite médicale.» Ah bon… Reste un autre acteur, encore plus silencieux : le médecin prescripteur. Dans un très grand nombre de situations, il s’est tu, et n’a pas informé du risque élevé chez la femme enceinte. Son silence aujourd’hui, à l’image de celui de la communauté des neurologues, est déroutant. Et manque singulièrement d’élégance.
Source : liberation