Le Figaro Santé
Anticoagulant dangereux, déclarations d’effets secondaires parallèles : enquête sur un système en panne.Dépakine : première action de groupe en France contre Sanofi
Plus jamais une affaire Mediator? Les autorités n’ont visiblement pas tiré les leçons du plus important scandale sanitaire que la France ait connu ces dernières années. Anticoagulant aux effets secondaires dangereux, mais pour lequel l’agence du médicament ne fait rien, baisse de subventions pour les experts chargés de la notification des effets indésirables, un portail Internet de 2 millions d’euros, véritable usine à gaz, enquête sur les dossiers chauds qui mettent en danger la santé des Français
Inquiétudes autour d’un anticoagulant vedette, le Préviscan
Mis sur le marché français en 1995 pour traiter et prévenir les thrombo-embolies veineuses, le Préviscan (Merck Santé) est très prescrit en France: il représente près de 80 % des ventes de médicaments pour soigner ces pathologies. Problème: outre des risques hémorragiques liés à tous les anticoagulants, cette molécule provoque des atteintes hématologiques, hépatiques et surtout rénales.
Une enquête sanitaire a été menée par l’Agence du médicament (ANSM) et confiée au centre de pharmacovigilance de Lyon. Les résultats sont inquiétants: 28 cas de neutropénie (trouble du système sanguin), 37 cas d’atteinte hépatique, 70 cas d’effets cutanés parfois graves et, enfin, 77 cas d’insuffisances rénales ont été recueillis et analysés. En raison de ces données, les membres du comité technique de pharmacovigilance, en charge de la surveillance des effets secondaires des médicaments, se sont prononcés pour informer les professionnels de santé sur les risques non hémorragiques de la molécule et pour inciter les médecins à prescrire un autre anticoagulant que le Préviscan.
Quant au rapporteur de ce groupe de travail, il voulait même aller plus loin, puisqu’il voulait retirer le médicament du marché. Las, cette décision d’avertir les médecins remonte… au 20 mai 2014. Depuis? Il ne s’est rien passé. Le Préviscan continue à être très largement prescrit et les médecins n’ont pas été informés de ces risques. L’enquête sur les effets secondaires n’aura donc servi à rien: la direction de la surveillance de l’ANSM n’a pris aucune décision depuis deux ans. «Combien faudra-t-il de morts pour que nos autorités de tutelle se bougent enfin?» demande un pharmacovigilant. Selon nos informations, il y aurait déjà eu plus de cinq décès depuis 2014.
Baisse de 6 % des subventions pour la police des effets secondaires
Immédiatement après le scandale Mediator, les crédits avaient augmenté de 10 % pour les centres régionaux de pharmacovigilance. La France compte 31 de ces entités réparties sur tout le territoire. Elles sont chargées de recueillir les notifications d’effets secondaires des médicaments adressées par les professionnels de santé, les patients ou associations de patients. Au dernier comité technique qui s’est tenu à l’ANSM le 6 décembre, Éric Délas, le directeur financier de l’agence, a annoncé la nouvelle: une baisse de 6 % des subventions pour la pharmacovigilance. Face aux remous suscités, la réponse a été la suivante: soit vous prenez du personnel non permanent pour le suivi des médicaments (des contrats à durée déterminée), soit vous licenciez. Le problème, c’est que l’expertise se paupérise. «On assiste à une fuite des bons et des vieux experts. C’est la mémoire qui part, déplore un pharmacovigilant. L’ANSM embauche des jeunes qui ne connaissent pas les dossiers et qui posent des questions stupides. Il y a actuellement à l’agence une multiplication des postes vacants.» Pour 2017, ce sont 15 équivalents temps plein qui seront supprimés à l’ANSM.
Pourtant, avec les dernières affaires récentes, notamment la Dépakine, le dramatique essai clinique de Rennes ou l’affaire des implants Essure, on ne peut pas dire que l’agence soit en manque de travail ou qu’elle n’ait pas besoin d’une expertise appropriée de haut niveau.
Un nouveau portail Internet, usine à gaz de 2 millions d’euros
Marisol Touraine, la ministre de la Santé, prendrait-elle d’un côté ce qu’elle distribue généreusement de l’autre? Si les crédits pour l’Agence du médicament et les déclarations des cas d’effets indésirables sont en baisse pour des raisons de restrictions budgétaires, elle a néanmoins trouvé 2 millions d’euros pour financer un «portail de signalement». Il s’agit de mettre en ligne les déclarations, tout compris, d’effets indésirables des médicaments, mais aussi des protestations de patients mécontents d’avoir trop attendu à l’hôpital, des complications liées à une intervention chirurgicale. Il devrait être rendu publique et annoncé en grande pompe en janvier. Le ministère a prévu une campagne de publicité d’envergure dans les journaux et à la télévision ainsi qu’une distribution de flyers. Actuellement, le projet est confidentiel et en test de «première phase». La seconde étape débutera courant janvier. Mais le portail, déjà qualifié par les professionnels d’«usine à gaz», peine à rassembler les volontaires pour le tester, au point que les autorités ont dû faire appel aux associations de patients. Enfin, certains critiquent la fiabilité des déclarations qui y seront faites: «Si une personne mal intentionnée crée une fausse adresse mail pour dire qu’il y a eu un mort avec un médicament, comment fait-on pour remonter au déclarant et vérifier l’information? Tout le monde va pouvoir dire tout et n’importe quoi. On va créer de fausses déclarations et polluer la base nationale de déclarations et nous détourner de notre activité», prévient un hospitalier.
Les réseaux parallèles de déclarations d’effets secondaires
Tout effet indésirable doit faire l’objet d’une notification officielle aux autorités de santé. Environ 50.000 sont ainsi faites par an en France. Ces déclarations sont importantes, car elles permettent de documenter les effets indésirables d’un produit pour changer son utilisation, informer les médecins, voire demander son retrait du marché. Un décret du 8 novembre 2012 régit ces obligations de notifications pour les professionnels de santé. L’article R5121-161 du Code de la santé publique note ainsi que «le médecin, le chirurgien-dentiste, la sage-femme ou le pharmacien déclare immédiatement tout effet indésirable suspecté d’être dû à un médicament ou à un produit dont il a connaissance, au centre régional de pharmacovigilance». Voilà pour la théorie.
Dans la pratique, les médecins sont nettement moins obéissants, certains préférant réserver la primeur de leurs découvertes d’effets indésirables à une publication scientifique internationale. «En France, on peut être leader d’opinion, faire des articles dans des revues prestigieuses et oublier le b.a.-ba, celui de se soumettre à l’obligation légale, déplore un pharmacovigilant parisien. Certains privilégient leurs publications au détriment de la santé publique.»
Pis, les autorités de santé, loin de rappeler à l’ordre les contrevenants, encouragent les réseaux parallèles de déclarations. Ainsi l’agence du médicament a-t-elle donné 400.000 euros à une équipe de l’hôpital de Bicêtre (Val-de-Marne) pour créer un réseau de déclaration des hypertensions artérielles pulmonaires, une maladie rare mais gravissime. Cette initiative a suscité des échanges d’e-mails aigres-doux entre experts le mois dernier. L’un d’entre eux remarque: «La mise en place de ce double circuit de déclaration de cas de pharmacovigilance brouille les pistes auprès des professionnels de santé qui ne savent plus à qui déclarer.» Un autre rappelle qu’au début des années 1990 les cas d’effets indésirables du vaccin contre l’hépatite B, notamment des scléroses en plaques, avaient été déclarés non pas aux autorités sanitaires, mais dans… Paris Match. Le contrevenant était le Pr Olivier Lyon-Caen, il était alors chef de service de neurologie à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière. Après avoir lu le magazine, l’Agence du médicament avait dû le contacter pour lui demander de notifier ces cas. «Plus de vingt ans après cette histoire, rien n’a vraiment changé», déplore un pharmacologue. Aujourd’hui, le Pr Lyon-Caen est le conseiller santé du président de la République.
Pour la première fois en France, une action dite «de groupe» va être lancée contre un laboratoire pharmaceutique. L’action en question, portée par quatorze familles, vise Sanofi, le producteur de la Dépakine, cet anticonvulsant commercialisé depuis 1967. Très largement prescrit aux femmes épileptiques et bipolaires, il est responsable d’effets secondaires sur le fœtus. Il s’agit de malformations parfois très invalidantes et nécessitant plusieurs interventions chirurgicales mais aussi de troubles du comportement ou encore d’autisme.
La loi santé de décembre 2015, via son article L. 1143-1, prévoit qu’une «association d’usagers du système de santé agréée en application (…) peut agir en justice afin d’obtenir la réparation des préjudices individuels subis par des usagers du système de santé placés dans une situation similaire ou identique et ayant pour cause commune un manquement d’un producteur ou d’un fournisseur de l’un des produits (…) d’un prestataire utilisant l’un de ces produits à leurs obligations légales ou contractuelles». L’objectif de Me Joseph-Oudin, l’avocat de l’association Apesac, est que «la justice se prononcesur la responsabilité de Sanofi avant les premières décisions du fonds d’indemnisation récemment créé pour que le laboratoire soit contraint à payer». L’association de Marine Martin, la lanceuse d’alerte sur la Dépakine, fédère 2 000 familles.
Source : http://sante.lefigaro.fr/article/les-dossiers-noirs-des-autorites-sanitaires