L’Humanité
L’antiépileptique commercialisé par Sanofi provoque de graves malformations ou troubles du comportement sur les enfants exposés durant la grossesse. Pourtant ses effets délétères sont connus depuis longtemps. Mais il a fallu 40 ans pour encadrer sa prescription. Des familles viennent enfin d’obtenir une enquête du ministère de la Santé.
Ce n’est qu’à l’automne 2009, après 5 ans de recherches, que Marine Martin met enfin un mot sur les troubles qui affectent ses deux enfants: le « syndrome valproate». Sa fille, Salomé, née en 1999, présente des troubles moteurs. Nathan, né en 2002, est atteint d’importants retards du développement et d’un hypospadias (malformation de l’urètre). Ne croyant pas au hasard, Marine cherche une explication auprès du corps médical … que personne ne lui donne. Elle découvre enfin, sur le site Internet du Centre de référence sur les agents tératogènes (1) (Crat), la description des effets de la Dépakine sur les enfants exposés in utero. La Dépakine (de Sanofi Aventis), nom commercial du valproate (VPA), un antiépileptique (AE), lui est prescrite depuis ses premières crises, en 1978, à l’âge de 6 ans. Enceinte, à aucun moment, elle n’a été avertie des risques.
Aucun médecin, pédopsychiatre ou neurologue qu’elle consulte à partir de 2009, documents du Crat en main, ne reconnaîtra davantage un lien avec l’exposition au VPA.
Jusqu’à l’expertise de décembre 2011 où le diagnostic est posé pour les deux enfants. Tous deux présentent les caractéristiques faciales évidentes du « syndrome fœtal du valproate». « Je voulais des enfants mais si j’avais été avertie des risques, je n’en aurais pas fait », affirme celle qui a fondé en 2011 l’Association des parents des enfants victimes du syndrome de l’anti-convulsivant (APESAC).
ERRANCE THÉRAPEUTIQUE
Le fils de Valérie, né en 1998, a des troubles autistiques. À l’âge de 3 ans, il ne parle pas. Elle consulte, reçoit une kyrielle de diagnostics, l’enfant suit de multiples thérapies.
Sa fille naît en 2001. Des similitudes, un même retard de langage, Valérie a une intuition, une certitude: « C’est le médicament. » Ce à quoi les médecins lui répondront: « Ne cherchez pas un bouc émissaire pour vous déculpabiliser. » Déni des uns, méconnaissance des autres, errance thérapeutique: sans malformations visibles chez les enfants de Valérie, « c’est comme s’ils ignoraient les troubles neurodéveloppementaux liés à l’exposition au VPA».
Élisabeth Eléfant, embryologiste au Crat et praticienne au centre hospitalier Armand-Trousseau (Paris), confirme: « Jusqu’au début des années 2000, ces anomalies étaient peu connues. » Elle fut la première en France à alerter, en 2004 sur les risques des troubles du neuro-développement. Membre du groupe d’experts sur la grossesse et l’allaitement à l’aFSSAPs (ex- Agence du médicament, ASNM), elle présente une demande de modification de l’autorisation de mise sur le marché (AMM): « L’agence a suivi la demande », précise la praticienne. En 2006, la notice déconseillera pour la première fois l’utilisation de la Dépakine pendant la grossesse, sauf avis contraire du médecin, mais sans pour autant que les prescriptions des neurologues faiblissent, car la Dépakine est efficace dans le difficile contrôle des épilepsies.
EN 1986, SANOFI N’INTRODUIT DANS LA NOTICE DU MÉDICAMENT QU’UN LACONIQUE « ENCEINTE, PRÉVENEZ VOTRE MÉDECIN».
Finalement en décembre 2014, l’Agence européenne du médicament (EMA) exige une information précise des risques de l’exposition pour le fœtus aux patientes et « invite les médecins de l’Union européenne à ne pas prescrire de VPA chez la femme enceinte, en âge de procréer, sauf contraception efficace » (voir l ’« HD » no 466). Alors que depuis 30 ans les malformations congénitales liées à l’exposition in utero au VPA ont été documentées par de nombreuses études de cas et de cohorte, tout se passe comme si aucune leçon n’avait été tirée de précédents dramatiques comme le distilbène ou la thalidomide (voir encadré). En effet, le 22 mars 1980, dans la revue « The Lancet », après leurs études sur des modèles animaux, des chercheurs américains rapportent que « l’acide valproïque semble être d’une égale tératogénicité (2) au très puissant tératogène
connu, le dione (3)». Et d’ajouter: « Nous attendons bien plus d’informations que le peu de données cliniques connues, compte tenu du nombre important de femmes en âge de procréer qui ont dû être traitées avec ce médicament depuis sa mise sur le marché il y a 10 ans. » Où sont passées les remontées de pharmacovigilance, semblent demander les auteurs, et quid des essais cliniques ?
TOUJOURS PLUS D’ANOMALIES
En 1982, alors que les trois autres antiépileptiques les plus prescrits sont également connus pour les risques de malformations, plusieurs études indiquent qu’avec le VPA ces risques sont doublés, et de plus, il entraîne la survenue de spina bifida (malformation de la colonne vertébrale). En janvier 1983, le Committee on Safety of Medicines britannique alerte sur la hausse de malformations congénitales des enfants nés de mères épileptiques traitées et précise: « Compte tenu des données récentes sur le valproate, il ne doit pas leur être prescrit en première intention. » Des descriptions précises des caractéristiques faciales des enfants exposés au VPA dès les années 1970 conduiront à définir précisément le « syndrome fœtal du valproate » en 1984: un front large, bombant, une absence de creux entre le front et le nez (petit et large), des oreilles implantées très bas, l’effacement du philtrum, cette rigole entre le nez et la lèvre supérieure, très fine. À quoi s’ajoutent des anomalies des doigts et des orteils, des malformations cardiaques et du squelette (absence de radius), craniosténoses, hypotonie et malformations génitales.
En dépit de l’accumulation d’études pointant toujours davantage d’anomalies, Sanofi n’introduira qu’en 1986, dans la notice de la Dépakine, un laconique: « Prévenez votre médecin si vous êtes enceinte. » « C’est pourtant la notice qui est la seule information accessible aux patients », rappelle Charles Joseph- Houdin, avocat de la famille Martin qui a porté plainte contre X.
À la fin des années 1990, les anomalies du neuro-développement et les troubles envahissants de la personnalité, dont l’autisme, sont largement mis en évidence par une vingtaine d’études. Et ce n’est qu’en 2010 que la notice en France précisera que « la prise de ce médicament est susceptible d’entraîner » de tels risques.
« JE VOULAIS DES ENFANTS. MAIS SI J’AVAIS ÉTÉ AVERTIE DES RISQUES, JE N’EN AURAIS PAS FAIT. » MARINE MARTIN, FONDATRICE DE L’APESAC
Il faudra attendre les résultats de l’enquête, demandée par l’avocat Charles Joseph-Houdin à la ministre de la Santé pour connaître « le nombre d’enfants exposés in utero au VPA et combien sont décédés ou souffrent de malformations ou de troubles du neuro-développement » (via les données de remboursement de l’assurance maladie). La ministre a aussi répondu positivement à la requête de l’avocat afin que l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) enquête sur les mécanismes de la prise de décision concernant les conditions de prescription. Les résultats devraient être connus en septembre. Reste que ni le laboratoire détenteur de l’autorisation, ni l’Agence du médicament n’ont pu ignorer, 30 ans durant, l’abondante littérature médicale sur le VPA, et encore moins les données de pharmacovigilance. Et les prescripteurs, au premier rang desquels les neurologues qui entonnent aujourd’hui un surprenant « on le savait depuis longtemps », n’ont à l’évidence pas tenu compte des mises en garde spécifiées, ni surtout, informé leurs patientes.
(1) Agents tératogènes: substances provoquant des malformations de l’embryon.
(2) Induit des malformations pour le fœtus.
(3) Antiépileptique retiré du marché en raison d’effets indésirables et d’anomalies du développement, proches de ceux dûs au valproate, chez les enfants dont les mères ont été exposées.
LE DISTIBÈNE, AUTRE POISON POUR LES ENFANTS
Le distilbène, ou DES, a été prescrit de 1948 à 1977 en France à des femmes enceintes pour éviter des fausses couches. Il est responsable d’un doublement du nombre de cancers du sein et de l’utérus chez les filles des mères qui y ont été exposées pendant leur grossesse (80 000 filles). Et chez les garçons de troubles psychiatriques et de malformations génitales qui restent peu explorés à ce jour, sauf chez les petits-enfants garçons (étude de 3 e génération) chez lesquels il y a plus d’hypospadias (malformation de l’urètre) et de cryptorchidies (anomalie de la migration des testicules). La thalidomide, non prescrite en France, a marqué les esprits par l’absence de membres chez les enfants exposés in utero.
ANNE-CORINNE ZIMMER
Source : https://www.humanite.fr/la-depakine-meres-soignees-enfants-handicapes-583054