Le Figaro
Par Anne Jouan
INFO LE FIGARO – Le Figaro s’est procuré un document de 1989 du ministère de la Santé qui met en cause les autorités et le laboratoire qui produit cet antiépileptique.
À présent, la justice. Le parquet de Paris vient, selon nos informations, d’ouvrir une enquête préliminaire à propos de la Dépakine. Jusqu’à présent, seule l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) investiguait sur cet antiépileptique commercialisé en France depuis 1967 par Sanofi, puis par les génériqueurs Zentiva, Biogaran, Aguettant, Teva, Sandoz, Arrow, Mylan et EG Labo.
Les enquêteurs doivent déterminer si le laboratoire et les autorités ont transmis assez tôt aux médecins et aux patientes les connaissances issues de la littérature scientifique. En effet, depuis le début des années 1980, l’acide valproïque, principe actif de la Dépakine, est accusé d’avoir des effets indésirables graves chez le fœtusquand il est ingéré par une femme enceinte. Il s’agit notamment d’une maladie appelée spina-bifida dont les conséquences peuvent être dramatiques: troubles moteurs, paralysie, incontinence. Il est aussi responsable d’une forme d’autisme et de troubles du comportement, mais les notices ne mentionneront pas ces effets immédiatement après parution d’études scientifiques, dont les premières datent de 1994 puis 2000.
Information primordiale
Parmi les documents auxquels vont très certainement s’intéresser les enquêteurs figure cette pièce maîtresse du puzzle que s’est procurée Le Figaro. Elle date du 24 octobre 1989. Ce jour-là, le ministère de la Santé (dont Claude Evin est en charge) écrit au pharmacien responsable du laboratoire à propos d’un autre médicament, la Dépamide, prescrit pour les troubles maniaco-dépressifs. Il s’agit de modifier l’autorisation de mise sur le marché. Sous la plume de Jean-Loup Keene, le service de la pharmacie et du médicament du ministère note au paragraphe grossesse: «Dépamide se transforme en grande partie en acide valproïque. Compte tenu de ces données, des moyens contraceptifs efficaces sont indiqués pendant la durée du traitement.»
Jean-Loup Keene, aujourd’hui président du comité de déontologie de l’Académie de pharmacie, fait donc dès 1989 le lien entre l’acide valproïque et les effets indésirables sur le fœtus. Or, pour la Dépakine, elle aussi composée d’acide valproïque, ce n’est qu’en 2006 que les notices à destination des médecins indiquent: «Si une grossesse est envisagée, toutes les mesures seront mises en œuvre pour envisager le recours à d’autres thérapeutiques.» Avant cette date, «il ne semble pas légitime de déconseiller une conception», disent-elles. Cette information primordiale ne sera communiquée aux patientes qu’en… 2010.
Des enfants inutilement exposés
1989 en France. C’est le début de l’affaire du sang contaminé. Les premières plaintes ont été déposées en 1988, l’instruction judiciaire commence quelques mois plus tard. Que se passe-t-il alors au ministère de la Santé autour de la Dépamide? A-t-on la tête trop occupée par le sang contaminé pour ne pas voir que d’autres médicaments se transforment eux aussi en acide valproïque avec les mêmes effets délétères pour le fœtus? Pourquoi la Direction de la pharmacie et du médicament n’exige-t-elle pas de l’industrie qu’elle modifie en conséquence toutes les notices des produits valproate?
Et que dire du laboratoire? Pourquoi attendre 2006 pour la Dépakine alors que tout est clair en 1989 pour la Dépamide? Si le travail fait en 1989 pour la Dépamide avait été élargi à la Dépakine, combien de naissances d’enfants gravement handicapés aurait-on pu éviter entre 1989 et 2006? Les enquêteurs ne manqueront sans doute pas de poser ces questions aux principaux intéressés. «Les autorités de santé et le laboratoire avaient donc connaissance depuis des années de la toxicité du produit! Des enfants ont été inutilement exposés à un produit très dangereux», estime Me Charles-Joseph Oudin, qui défend des victimes du valproate.
Contacté par Le Figaro, Jean-Loup Keene explique qu’entre notifier les effets secondaires d’un médicament et les élargir à toute une classe fabriquée à partir de la même molécule, il y a un monde. Avec son langage policé de haut fonctionnaire, cela donne: «Il s’agit de deux procédures différentes.»
L’information des patientes financée par la collectivité
Selon nos informations, l’été dernier l’Agence française du médicament (ANSM) a dû débourser 95. 000 euros pour imprimer et diffuser aux praticiens les nouvelles conditions de prescription et de délivrance de la Dépakine voulues par l’Agence européenne du médicament. C’est donc l’argent public qui a servi à délivrer les informations censées être données par l’industrie. Il s’agit de plusieurs documents: le livret d’information pour le praticien ainsi que celui pour les patientes, comprenant un protocole d’accord. Ce dernier explique les effets secondaires de la Dépakine en cas de grossesse et requiert le consentement de la patiente ainsi que l’engagement du médecin. Étonnamment, beaucoup de médecins n’ont pas encore reçu ces documents.
Source : http://sante.lefigaro.fr/actualite/2015/10/09/24203-depakine-justice-se-penche-sur-scandale