L’Humanité
Les députés débattent aujourd’hui d’une proposition de loi visant à renforcer la protection des lanceurs d’alerte. Une avancée, même si elle reste insuffisante, comme le soulignent plusieurs témoignages.
Décrocher un CDI à 22 ans dans un grand cabinet d’audit, plutôt bien payé, il y avait de quoi être content. Antoine Deltour l’était. Mais la joie ne dure qu’un temps. « Je savais déjà avant d’y travailler que le Luxembourg pratiquait l’optimisation fiscale, explique l’ancien salarié de PricewaterhouseCoopers (PwC). Mais j’ai découvert l’ampleur du phénomène : les taux effectifs d’imposition des multinationales accordés étaient très proches de zéro et concernaient des montants colossaux. » Octobre 2010, il démissionne et emporte avec lui des documents confidentiels sur les rescrits fiscaux (réponses de l’administration fiscale sur la situation de contribuables).
Plusieurs mois plus tard, il les confie à un journaliste de Cash Investigation. L’émission est diffusée sur France 2 en mai 2012 et, avec elle, le début du scandale international connu sous le nom des LuxLeaks. Copier des documents laisse des traces informatiques. PwC comprend vite d’où vient la fuite. Le puissant cabinet d’audit porte plainte au pénal. « Mon domicile a été perquisitionné, je suis passé en garde à vue. Quand vous vous retrouvez seul dans une cellule, vous avez des moments de doute. Dans quoi je m’étais embarqué ? » Il est condamné à douze mois de prison avec sursis et à 1 500 euros d’amende. Mais il gagne en cassation.
Dans son long combat, Antoine Deltour aurait aimé être mieux protégé par la loi, même si les ONG ont joué un rôle fondamental. « J’avais besoin d’une expertise technique pour valider l’interprétation que je me faisais des informations que je détenais. Ce sont les ONG qui m’ont aidé. » À partir de ce mercredi, la proposition de loi visant à renforcer la protection des lanceurs d’alerte en France est débattue à l’Assemblée nationale. Le texte doit transposer dans le droit français la directive européenne de 2019 qui tente d’harmoniser le statut des lanceurs d’alerte dans l’Union européenne. La directive entend pallier certaines des défaillances de la loi Sapin 2 de 2018, notamment en écartant l’obligation d’une alerte interne préalable, qui amenait le plus souvent le lanceur d’alerte à se mettre en danger. L’employeur pouvait alors immédiatement prendre toutes les mesures répressives pour le faire taire, à commencer par le licencier ou le poursuivre au pénal pour diffamation.
L’existence d’un fonds de soutien semble compromise
Le député Modem du Bas-Rhin Sylvain Waserman, porteur du projet de loi, assure proposer un texte « ambitieux et inédit ». Parmi les mesures phares, la prise en charge des frais judiciaires du lanceur d’alerte afin de faire face aux « procédures bâillons » par l’entreprise ou l’administration visée par une fuite de documents, ainsi que des sanctions pénales. Il prévoit également la création d’un fonds de soutien citoyen pour apporter une aide financière et psychologique. En son temps, Denis Robert en aurait bien eu besoin.
C’était en 2001. Le journaliste et écrivain dénonce dans son livre Révélations le fonctionnement de la chambre de compensation financière Clearstream, alors inconnue du grand public. Il l’accuse d’être l’une des plateformes majeures de la dissimulation de transactions financières au niveau mondial. Ce qui lui vaudra 63 procédures judiciaires dans différents pays du monde. En 2011, il est blanchi par la Cour de cassation de sa condamnation pour ses deux ouvrages Révélations et la Boîte noire, ainsi que pour son documentaire les Dissimulateurs, diffusé sur Canal Plus. Denis Robert a évalué la totalité de ses frais judiciaires à… 800 000 euros. « C’est mon comité de soutien qui m’a sauvé la vie, dit-il. Des milliers de personnes se sont mobilisées pour moi. Si une loi sur les lanceurs d’alerte avait alors existé, elle aurait fait peur à mes adversaires. Clearstream, les banques, toutes ces multinationales qui me poursuivaient. Si un État ou la Commission européenne m’avait protégé, y compris financièrement, j’aurais été plus serein, et l’affaire aurait duré moins longtemps. »
Le lanceur d’alerte en est convaincu : la loi doit s’accompagner d’une dotation, de moyens financiers. Sur la webtélé qu’il a créée, Blast, pas une semaine ne se passe sans qu’un lanceur d’alerte ne le contacte, que ce soit pour des histoires de droit du travail bafoué, d’affaires politico-financières ou de harcèlement. « Le plus souvent, dit-il, ils ont peur de parler. » Le journaliste déplore que les syndicats soient les grands absents du projet de loi (lire l’entretien). Et avoue ne pas attendre grand-chose de ce gouvernement. « Il n’a pas manifesté beaucoup d’enthousiasme pour aider les lanceurs d’alerte à sortir des affaires », estime-t-il. D’autant plus que l’existence d’un fonds de soutien semble compromise. Alors que les ONG et les syndicats poussent pour la création d’une autorité dédiée dépendante du ministère de la Justice, le député Modem porteur du projet plaide pour un « fonds citoyen, doté par l’État et géré par des associations ».
Le gouvernement, fait la sourde oreille
Le hic, selon Antoine Deltour, c’est que la création d’un fonds avec un financement robuste ne peut pas venir du Parlement « pour des raisons d’irrecevabilité financière », assure-t-il. « Lorsque des parlementaires proposent une mesure entraînant des dépenses supplémentaires, ils ont l’obligation de la financer par des économies équivalentes. Autrement dit, la création d’un tel fonds ne peut venir que du gouvernement. » Le Conseil d’État, quant à lui, estime que la gestion du fonds par différentes autorités, en fonction des cas de figure, risquerait de créer une rupture d’égalité constitutionnelle. La Maison des lanceurs d’alerte, créée il y a trois ans par 17 organisations, assure pourtant que la création d’un fonds de soutien relève d’un « impératif démocratique ». L’association estime qu’il pourrait être alimenté par les amendes imposées aux entreprises ne respectant pas leurs obligations en matière de procédure d’alerte ou ayant pris des mesures de rétorsion envers les lanceurs d’alerte.
De telles mesures pour renforcer le statut de lanceur d’alerte, Marine Martin les attend depuis des années. Le scandale de la Dépakine, c’est elle. Cette mère de deux enfants, sujette à des crises d’épilepsie, s’est vu prescrire cet antiépileptique de 1978 à 2010. Pendant plus de trente ans, elle consomme ce médicament pour éviter les convulsions. À l’époque, personne ne lui explique que la molécule, composée de valproate de sodium, risque d’exposer les bébés qu’elle allait porter à des dommages irréversibles. Salomé, née en 1999, sera diagnostiquée autiste. En 2002, son fils Nathan naît. Même diagnostic. « Il ne fallait pas être Docteur House pour découvrir la vérité », dit-elle, et faire le lien avec son traitement. En 2011, elle intente un procès au civil contre le géant Sanofi, qui commercialise la Dépakine depuis 1967. « Je savais que Sanofi m’attaquerait en me disant que je n’étais qu’une simple patiente sans légitimité, se souvient-elle. Pour me protéger, j’ai créé l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac). Je suis devenue représentante des patients afin de faire modifier les conditions de prescription de la Dépakine. »
Dans ce combat de David contre Goliath, elle s’est souvent sentie bien seule. Sans conseil. À l’instar des autres lanceurs d’alerte, elle interpelle les médias afin que le scandale explose. « Encore aujourd’hui, d’une certaine manière, c’est la notoriété qui me protège de Sanofi », dit-elle. Et les intimidations, elles, sont pléthore. Dernière en date : la tentative de Sanofi pour la destituer de son rôle de patiente experte à l’Agence du médicament. Le gouvernement, lui, fait la sourde oreille lorsqu’elle demande l’amélioration du dispositif des victimes d’indemnisation. « Je sens bien qu’il n’est absolument pas réceptif, souffle-t-elle. On est en pleine campagne présidentielle. Serge Weinberg, le président du conseil d’administration de Sanofi, est un ami d’Emmanuel Macron. C’est lui qui l’a aidé à rentrer chez Rothschild. »
« J’aurais bien aimé être aidée juridiquement, financièrement »
Marine Martin a dû quitter son travail pour mener son combat à plein-temps. Elle fonctionne essentiellement avec les dons et adhésions des particuliers et un peu de subventions du ministère de la Santé. « J’aurais bien aimé être aidée juridiquement, financièrement », dit-elle. Des moments de doute, elle avoue en avoir eu, beaucoup. Il n’y a pas si longtemps, elle était à deux doigts de tout laisser tomber. « Je me suis dit que je faisais tout ça pour rien. J’ai peut-être lancé l’alerte, mais, derrière, l’indemnisation des victimes, ça ne suit pas. » Elle continue vaille que vaille. Aujourd’hui, elle n’est plus seule. Épaulée par les Maison des lanceurs d’alerte, elle aide d’autres associations à éviter les pièges sur des affaires de scandale sanitaire. Antoine Deltour, lui, s’est reconverti. Il travaille à l’Insee de Nancy comme chargé de recensement. Bien loin du monde de la finance. Avec le recul, il le reconnaît : « Je n’avais pas idée des risques que j’encourais. J’ai surtout saisi l’opportunité que j’avais de changer les choses. De contribuer à créer un débat public. »