Pseudo sciences
La pharmacovigilance consiste à surveiller les effets indésirables des médicaments ou des vaccins mis sur le marché. Les études réalisées avant la mise sur le marché n’ont généralement pas inclus suffisamment de sujets pour détecter des effets un peu rares et ont exclu certaines catégories de sujets, notamment les personnes âgées et les femmes enceintes.
Les professionnels de santé doivent déclarer immédiatement tout effet indésirable suspecté d’être dû à un médicament. Ces notifications sont à adresser au centre régional de pharmacovigilance dont ils dépendent. Depuis juin 2011, les patients peuvent aussi déclarer un effet indésirable en ligne sur le site de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Il y a certainement énormément de biais, mais ils sont inévitables. Certains médecins ne déclarent jamais d’événements indésirables, d’autres probablement en déclarent trop. Un événement grave et rare survenant juste après une vaccination sera très probablement notifié, même si en réalité, le vaccin n’augmente pas ce risque. Une alerte médiatique, pas nécessairement pertinente, peut entraîner une volée de déclarations.
Le système est d’autant plus efficace que les événements sont rares et surprenants comme les narcolepsies après vaccination contre la grippe H1N1. Il fonctionne moins bien pour un traitement qui augmente de 50 % un risque fréquent. Il fonctionne relativement mal, voire pas du tout, pour les risques à long terme, notamment parce que les diagnostics seront alors souvent faits par un médecin indépendant de celui qui a prescrit le médicament (les neurologues et les psychiatres qui prescrivent Dépakine et Dépakote à une femme en âge de procréer ne sont pas ceux qui observeront les malformations congénitales ou les troubles neuro-développementaux de son enfant exposé in utero).
Les notifications spontanées sont, en France, évaluées en termes d’imputabilité, c’est-à-dire que les spécialistes de pharmacovigilance décident sur la base des informations disponibles si l’événement est considéré comme imputable au médicament ou pas. Les données sont souvent lacunaires, ce qui rend l’exercice difficile. Les industriels produisent des rapports périodiques de surveillance (ou PSUR pour Periodic Surveillance Update Reports), les services de pharmacovigilance hospitalière font des enquêtes. L’ANSM évalue les signalements issus des centres régionaux de pharmacovigilance et des industriels, et publie un bulletin des vigilances trimestriel qui est en ligne [1].
Si l’analyse des notifications spontanées ne démontre pas de façon convaincante l’augmentation d’un risque chez les personnes exposées à un médicament ou vaccin, on fait des enquêtes de pharmaco-épidémiologie. On peut par exemple comparer le risque chez des sujets exposés au traitement et chez des sujets aussi comparables que possible mais non exposés ; ce type d’étude est facilité par la disponibilité des données de remboursements de médicament et des données d’hospitalisation. On peut aussi comparer les expositions chez des sujets atteints et chez des sujets non atteints.
La vigilance s’arrête le plus souvent quand le risque est signalé dans la notice, les signalements ultérieurs sont alors simplement classés dans la rubrique « effet indésirable connu » et l’agence déclare en général « la balance bénéfice-risque reste positive ».
Le valproate de sodium
Un médicament efficace peut cacher un risque épouvantable. Le valproate de sodium, commercialisé en 1967 est un très bon traitement de l’épilepsie et des troubles bipolaires.
Diverses appellations autour d’un même produit actif
L’acide valproïque fait partie de la liste des médicaments essentiels définie par l’Organisation mondiale de la santé. L’acide valproïque, ainsi que ses sels, principalement le valproate de sodium, sont des médicaments antiépileptiques (anticonvulsivants), thymorégulateurs et calmants. Le principe actif, le valproate de sodium, est présent, soit directement, soit sous forme de précurseur dans les spécialités regroupées sous le terme générique de « valproate » et commercialisées sous diverses appellations, principalement :
- Dépakine, dénomination commune internationale (DCI) : valproate de sodium ;
- Micropakine, DCI : acide valproïque et valproate de sodium ;
- Dépamide, DCI : Valpromide ;
- Dépakote, DCI : divalproate de sodium.
Les deux premières spécialités ont obtenu l’AMM pour le traitement de l’épilepsie […], les deux suivantes sont autorisées pour le traitement des troubles bipolaires.
Source : « Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium », rapport de l’IGAS, février 2016. Sur le site www.igas.gouv.fr
Malheureusement, il est extrêmement toxique chez les femmes enceintes : 10 % des enfants exposés in utero ont des malformations souvent multiples (la plus connue étant le spina-bifida, un défaut de fermeture du tube neural exposant à un handicap grave), 60 % un visage particulier et 30 à 40 % des retards du développement psychomoteur ou des troubles autistiques. Ces risques peuvent se cumuler. La ministre de la santé vient d’annoncer (7 mars 2016) une série de mesures pour éviter la prescription de ces médicaments aux femmes enceintes et améliorer la prise en charge des enfants atteints.
Éléments de chronologie
Voici quelques repères chronologiques tirés du rapport de la mission d’enquête de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales, février 2016).
C’est en 1967 que le valproate de sodium est commercialisé comme antiépileptique (sous le nom d’Eurekene). Son indication est élargie au traitement des troubles bipolaires.
Les effets tératogènes (risques de malformation du fœtus) sont connus depuis le début des années 1980 (en particulier les anomalies de fermeture du tube neuronal – spina bifida). En 1986, l’AMM (autorisation de mise sur le marché) de la Dépakine est accordée. Son RCP (résumé des caractéristiques du produit, ensemble d’informations plus particulièrement destiné aux professionnels de santé et constituant une des annexes de la décision d’AMM) mentionne le risque de spina bifida, mais le produit n’est pas déconseillé aux femmes enceintes.
Dans les années 1980 et 1990, les malformations congénitales attribuables au valproate de sodium font l’objet de publications scientifiques de plus en plus précises. Les centres régionaux de pharmacovigilance signalent de plus en plus de cas de malformation sous Dépakine.
Entre 1995 et 2000, « les risques malformatifs désormais mieux connus sont insuffisamment pris en compte dans le RCP et la notice » du médicament.
Fin des années 2000, sur la base d’études prospectives, des effets délétères sur le développement cognitif et comportemental des enfants exposés in utero est attribué avec certitude au valproate de sodium. En 2013, la relation entre l’exposition in utero au valproate de sodium et une forme d’autisme est établie.
Pour l’IGAS, c’est en 2004 que l’« on peut considérer [que] l’accumulation des signaux justifiait des mesures d’information à l’attention des prescripteurs et des patients ». La mission d’enquête relève cependant que ce n’est qu’en 2010 que les risques de grossesses sous traitement au valproate de sodium sont clairement mentionnés, alors qu’auparavant, « un simple renvoi de type “consultez votre médecin en cas de grossesse” était notifié ». Sur la base des registres de malformations en Rhône-Alpes, et par extrapolation au niveau national, le nombre d’enfants exposés in utero au valproate entre 2006 et 2014 et porteurs d’une malformation congénitale a été estimé aux alentours de 450 cas.
Source : « Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium », rapport de l’IGAS, février 2016. Sur le site www.igas.gouv.fr
Ces effets du valproate pendant la grossesse, connus chez l’animal au moins depuis 1976 et décrits en 1982 chez l’homme, s’ajoutent à l’affaire du Mediator pour montrer les insuffisances de la surveillance des médicaments en France. Le fond du problème est simple : en cas de doute, c’est le patient qu’il faut protéger et non l’industriel, l’ANSM ou les prescripteurs. Le niveau de preuve ne doit en aucun cas être le même pour évaluer le bénéfice d’un médicament et pour mesurer ses risques.
La mauvaise information ou l’imprudence des médecins a conduit à accumuler pendant quarante ans les observations d’effets nocifs de la Dépakine sur les grossesses. Mais les nombreuses publications décrivant les risques chez des femmes enceintes exposées au valproate de sodium et les comparant aux risques chez des femmes non exposées n’ont pas abouti à l’interdiction du médicament chez les femmes enceintes. En effet, ces études ont fait l’objet de trois types de critiques infondées.
La première critique portait sur le caractère rétrospectif des études présenté comme un défaut. Ceci est une erreur fondamentale en matière de pharmacovigilance, l’observation rigoureuse de données déjà collectées permet très souvent d’aboutir à une conclusion indiscutable. La plupart des effets indésirables des médicaments ont été mis en évidence sur la base de données rétrospectives, notamment les effets du thalidomide, du diéthylstilbestrol, du benfluorex, et des pilules de 3e et 4e générations. Dans le cas du valproate de sodium, l’exposition et les risques sont faciles à identifier : les femmes épileptiques ou bipolaires ont un traitement au long cours, les malformations et les particularités du visage sont faciles à reconnaître et les troubles du développement sont mesurables. La plupart des publications présentant des données rétrospectives considèrent que le caractère rétrospectif des études limite la portée de leurs résultats1.
La deuxième critique portait sur le niveau de preuve de la responsabilité du médicament, considéré comme faible dans la mesure où les données ne provenaient pas de méta-analyses d’essais thérapeutiques randomisés (cf. Rapport IGAS [3], page 23). Ceci est une autre erreur fondamentale. Les effets indésirables des traitements sont heureusement souvent rares et surviennent parfois longtemps après le début du traitement ; les essais n’apportent donc que très peu d’information. Qui, de plus, aurait osé proposer à une femme enceinte épileptique un tirage au sort entre la Dépakine et un autre traitement après 1982, date de démonstration du risque de spina bifida [4,5,6] ? Par ailleurs, les essais, en général, n’incluent pas, et à raison, de femmes enceintes. Pour étudier la nocivité d’un médicament pendant la grossesse, en dehors de l’expérimentation animale, on ne peut pas faire mieux que d’analyser les observations.
La troisième critique consistait à invoquer systématiquement, sans aucun argument, des causes non identifiées autres que le valproate pour expliquer les anomalies observées. L’idée sous-jacente était que les femmes exposées au valproate avaient des enfants malformés ou présentant des troubles du développement parce qu’elles étaient épileptiques ou bipolaires, ou parce qu’elles appartenaient à des sous-populations à risque de malformations ou de troubles du développement. Ce sont des hypothèses légitimes. Cependant, l’analyse des données des enquêtes d’observation permet de comparer les risques en tenant compte de ces facteurs de confusion, s’ils sont connus. Par ailleurs, pour qu’un facteur de confusion explique la multiplication d’un risque par cinq par exemple (ou par vingt), il faut qu’il soit cinq fois (vingt fois) plus fréquent chez les sujets exposés et qu’il multiplie lui-même le risque par cinq (ou par vingt) ; ceci rend cette hypothèse très peu plausible pour des risques élevés [7].
Au lieu de faire des études approfondies pour préciser la réalité du risque, les industriels et l’ANSM se sont contentés d’accumuler pendant des décennies les signalements d’effets indésirables par les prescripteurs (notifications spontanées). Les rapports de pharmacovigilance de l’industriel contiennent ainsi de nombreuses alertes qui ont été ignorées. L’ANSM a elle aussi accumulé les notifications spontanées d’effets indésirables observés chez des personnes exposées à la Dépakine sans les étudier. Elle a envoyé à l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (APESAC) un dossier de 765 pages contenant 8 000 signalements d’effets indésirables associés au valproate [8]. Ces données ne sont triées ni sur la date, ni sur l’âge, ni sur le type de problème. On peut y recenser 376 cas concernant des avortements ou des naissances de 1986 à avril 2015. Ces exemples illustrent la façon négligente, voire erronée, dont les notifications spontanées sont considérées par la pharmacovigilance institutionnelle et industrielle.
Un autre problème de cette pharmacovigilance est le concept d’imputabilité dans le contexte des notifications spontanées. Quand il s’agit d’évaluer des risques qui ne sont pas encore identifiés, écarter les signalements d’effets indésirables sous prétexte qu’ils ne sont pas attribuables de façon certaine au médicament est une erreur de raisonnement aussi majeure que circulaire ; c’est pourtant une pratique courante.
Repenser la pharmacovigilance
Il apparaît donc urgent de repenser entièrement la pharmacovigilance, en comprenant la différence entre preuve d’efficacité et preuve de toxicité et en renonçant aux raisonnements erronés ayant conduit à ignorer des signaux qui se sont accumulés depuis plus de quatre décennies.
Il faut examiner les notifications spontanées d’une façon beaucoup plus ouverte au lieu de les éliminer quasi systématiquement au motif que les dossiers sont incomplets ou que l’effet indésirable n’est pas imputable au traitement en cause. Il faut cesser de classer les notifications spontanées en fonction de l’imputabilité. Si un médecin prend la peine de signaler un événement indésirable, l’écarter sous prétexte qu’il n’est pas lié au traitement possiblement incriminé interdit toute découverte de nouveau problème. C’est ainsi que les valvulopathies à Mediator ont été systématiquement imputées à un antécédent de rhumatisme articulaire aigu, alors même que cette maladie infectieuse avait disparu de France depuis les années 50, en tout cas en métropole.
Il faut aussi et surtout apprendre à réaliser, beaucoup plus vite et plus systématiquement, des études comparatives en cas de suspicion d’effet nocif d’un médicament. Les questions fondamentales sur l’utilisation du valproate pendant la grossesse (« est-ce que le valproate de sodium augmente le risque de malformations et de troubles du développement plus que l’épilepsie, ou plus que les autres médicaments antiépileptiques ? ») auraient, de fait, trouvé une réponse beaucoup plus tôt. On aurait probablement évité plusieurs milliers de naissances d’enfants handicapés. Et on aurait également mis en évidence des risques augmentés de défauts de vision et d’audition, comme suggéré dans un rapport industriel dès 2001.
Il ne faut pas cesser la surveillance parce qu’un risque a été identifié et est signalé dans le résumé des caractéristiques du produit et sur la notice ; cette stratégie a notamment conduit à ignorer l’importance des risques de l’acide valproique pendant la grossesse. On ne devrait déclarer que la balance bénéfice-risque reste positive qu’après avoir mesuré les risques et les bénéfices.
Aujourd’hui, on voit bien que l’industriel s’abrite derrière l’ANSM, qui s’abrite derrière les prescripteurs, qui s’abritent derrière l’efficacité du médicament et leur respect des règles édictées par l’ANSM et l’industriel, bouclant ainsi la boucle.
L’étendue des dommages
La caisse nationale d’assurance maladie et l’ANSM ont recensé 14 322 grossesses exposées au valproate en France entre 2007 et 2014, ayant donné naissance à 8701 enfants nés vivants [9]. Par ailleurs, la direction Générale de la Santé a communiqué les ventes annuelles de valproate en France entre 1983 et 2015, en séparant les traitements de l’épilepsie et ceux des troubles bipolaires. Les ventes annuelles ont été supposées avoir augmenté de façon linéaire entre 1967 et 1983 pour le traitement de l’épilepsie et entre 1977 et 1983 pour le traitement des troubles bipolaires.
En faisant l’hypothèse que le rapport grossesses exposées sur ventes était constant avant 2007 et égal au rapport observé en 2007, et qu’il était en 2015 égal au rapport observé en 2014, on peut estimer que 50 000 femmes ont été exposées au valproate pendant une grossesse. De ces 50 000 grossesses, 30 000 enfants sont nés vivants. Or l’on sait que 10% des enfants exposés in utero au valproate de sodium ont des malformations, ce qui correspond à 3 000 enfants malformés, et que 40% de ces enfants auront des troubles neuros-comportementaux, soit 12 000 enfants. Comme certains cumulent ces troubles, on ne peut pas additionner. Ainsi, entre 1967 et 2015 inclus, 12 000 enfants au moins sont nés en France avec des problèmes imputables à la Dépakine.
Références
[1] Vigilances, Bulletin de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) n° 69, avril 2016. En ligne sur http://ansm.sante.fr
[2] Elke Jäger-Roman MD et coll. “Fetal growth, major malformations, and minor anomalies in infants born to women receiving valproic acid”. The Journal of Pediatrics, 1986, 108(6):997-1004
[3] « Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium », rapport de l’IGAS, février 2016. Sur le site www.igas.gouv.fr [4] Robert E, Guibaud P. “Maternal valproic acid and congenital neural tube defects”. Lancet, 1982, 2:937
[5] Robert E, Robert JM, Lapras C. “Is valproic acid teratogenic ?”. Rev Neurol (Paris), 1983, 139(67):445-7
[6] Tomson T, Battino D, Perucca E. “Valproic acid after five decades of use in epilepsy : time to reconsider the indications of a time-honoured drug”. Lancet Neurol, 2016, 15:210-218
[7] Bouyer J. Méthodes statistiques : médecine-biologie, ESTEM, 2000 [8] Données de pharmacovigilance de l’ANSM. Sur le site de l’APESAC : www.apesac.org
Source : Pseudo sciences