Dans la presse en 2022

Dépakine : « C’est en voyant Irène Frachon que je me suis décidée à une action en justice »

Le Télégramme

Le tribunal de Paris dira, ce mercredi, si une action de groupe peut être engagée à l’encontre du laboratoire Sanofi, pour les troubles causés par la Dépakine. Une décision attendue par des centaines de familles, regroupées au sein de l’Apesac, que préside Marine Martin.

Marine Martin, mère de deux enfants souffrant de troubles du spectre autistique, est la figure de proue du combat judiciaire contre le laboratoire Sanofi. Elle espère que le tribunal de Paris dira, ce mercredi, que le laboratoire aurait dû informer sur les risques de la Dépakine, son médicament antiépileptique. (Vincent Riffaud)

Combien d’adhérents compte l’Association des parents d‘enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac) que vous présidez ?

449 familles sont adhérentes, soit environ 10 % des 3 500 familles victimes. En Bretagne, il y a 167 familles finistériennes qui sont adhérents ou aidées par l’Apesac. Elles sont 142 dans le Morbihan, 86 dans les Côtes-d’Armor et 133 en Ille-et-Vilaine.

Combien d’enfants ont-ils été exposés à la Dépakine ?

L'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (l’ANSM) avait publié un rapport dans lequel elle évaluait à 4 000 le nombre d’enfants souffrant de malformations. Dans un second rapport, sorti en 2018, elle estimait à 30 000 les enfants qui souffrent de troubles neuro-comportementaux. Sur 50 ans de prescription de la Dépakine, j’estime qu’entre 30 000 et 50 000 enfants ont souffert de cet antiépileptique.

La plainte de l’Apesac a été déposée, le 13 décembre 2016, devant le tribunal judiciaire de Paris. Cinq années de procédure…

C’est long pour une action de groupe. Mais c’est souvent ainsi pour les procédures civiles. Si le tribunal civil juge la plainte de l’Apesac recevable, il dira quels sont les critères de rattachement pour les familles. En clair, quelles sont les conditions pour que les familles se joignent à l’action de groupe de l’Apesac.

Est-ce le seul enjeu de ce jugement attendu le 5 janvier ?

Il y en a un autre : à partir de quand le juge estimera que les signaux d'alerte étaient suffisants pour que le laboratoire le spécifie dans sa notice. Il y a eu des dizaines de publications scientifiques qui font état de troubles neuro-comportementaux. La première date de 1984. Le juge civil va-t-il s'appuyer sur cette publication ou va-t-il en prendre une autre, parue dans les années 90 ? C'est primordial !

Les jugements déjà rendus par des tribunaux administratifs sont sur quelle ligne ?

Le juge administratif, lui, n'indemnise que les enfants souffrant de troubles neuro-comportementaux, nés entre 2005 et 2015. C'est très peu au regard de 50 ans de prescriptions ! Les enfants souffrant de troubles du spectre autistique ne peuvent pas être indemnisés quand ils sont nés avant. Cela exclut 80 % des familles.

Pensez-vous que le juge civil va accéder à la demande de l'Apesac de pouvoir faire une action de groupe ?

Je suis confiante. Ce que je crains, c'est que les critères de rattachement soient trop complexes, ou qu'ils soient si restrictifs qu'ils écartent tellement de victimes qu'il ne reste plus qu'un petit groupe pour porter plainte... Mais je me dis que ce serait la première décision qui pose une date, établissant qu'on savait pour les troubles neuro-comportementaux. Ça fera jurisprudence. Or, il y a quatre dossiers qui vont être jugés au civil en mars 2022.

Quelle serait, à vos yeux, la date à prendre en compte ?

Selon moi, c'est 1984, puisque c'est la date retenue dans le dispositif amiable d'indemnisation à l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam). Ce serait donc cohérent. Il y a un dispositif spécifique Dépakine au sein de l'Oniam, au même titre qu'il y a un dispositif spécifique pour les victimes du médiator.

Beaucoup de familles se tournent-elles vers l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux ?

Les procédures individuelles au civil permettent d'être mieux indemnisées mais les victimes qui n'ont pas de protection juridique ne peuvent financer les expertises médicales pour leurs enfants.

Une expertise médicale coûte 3 500 eu- ros. Des centaines se tournent vers l'Oniam. La procédure est plus rapide. Grosso modo, elles sont indemnisées au bout de deux ans, mais au rabais. Il y a 750 dossiers actuellement en attente.

Sanofi abonde-t-il dans ce dispositif de l'Oniam ?

Sanofi abonde de zéro euro, en disant : ce n'est pas moi, c'est l'agence du médicament qui m'a donné l'autorisation de mise sur le marché. Donc ce n'est pas de ma faute, mais de la leur.

Sanofi avait-il connaissance des risques. Si oui, depuis quand selon vous ?

Depuis 1967, date de la commercialisa- tion de la Dépakine, puisqu'ils l'avaient testé sur les animaux et ils avaient vu les malformations. Et depuis 1984 pour les troubles neuro-comportementaux.

Le regard des pouvoirs publics a-t-il évolué depuis qu'en 2015, Marisol Touraine a saisi l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) pour savoir si la France a traîné pour restreindre l'usage de ce médicament ?

Oh oui, mais pas dans le bon sens ! Jamais je n'aurai réussi à mettre un fonds d'indemnisation en place sous le gouvernement actuel. Il n'est absolument pas à l'écoute des victimes de la Dépakine. J'ai eu bien du mal à être reçue par Agnès Buzyn, au début du mandat d'Emmanuel Macron. Il a fallu que François Ruffin secoue une boîte de Dépakine lors d'une séance à l'assemblée nationale pour qu'elle consente à me rencontrer. J'ai écrit à Jean Castex, qui est un élu de mon département. Je n'ai jamais eu de réponse. J'aurais bien aimé qu'Emmanuel Macron demande à Serge Weinberg, le président de Sanofi, de financer le fonds d'indemnisation des victimes de la Dépakine plutôt que de laisser de l'argent public indemniser les victimes. L'Oniam a versé 9,8 millions d'euros depuis 2018. La prévision d'indemnisation s'élève à 12 millions en 2020 et 36 millions pour 2021. C'est uniquement le contribuable qui paie.

Où en est aujourd'hui la délivrance de la Dépakine ?

Aujourd'hui, grâce notamment au formulaire de consentement, elle est beau- coup moins prescrite. Il y a toujours, chaque année, malheureusement, quelques naissances sous mais globalement, ce médicament a été abandonné au profit d'autres médicaments.

On ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec le Mediator. Qu'avez-vous pensé du jugement du tribunal correctionnel de Paris, qui, en mars 2021, a condamné le groupe Servier à 2,7 mil- lions d'euros d'amende ?

Je l'ai suivi avec attention dans la mesure où le procès pénal de la Dépakine aura lieu dans 3-4 ans et que des centaines de familles sont parties civiles. J'ai été déçue. Même si Servier a été condamné, financièrement, ça ne leur a pas fait mal. Le montant qu'ils ont eu à verser est dérisoire au regard du préjudice. Regardez le montant auquel la justice américaine a condamné Bayer (244 M € à verser à un cultivateur pour le pesticide Dicamba, NDLR) ! Ce qui a fait le plus de mal à Servier, c'est le bruit qu'Irène Frachon a fait autour de cette affaire.

Son combat contre Servier vous a inspirée ?

C'est en voyant Irène Frachon, en 2011, que je me suis décidée à faire une action en justice. C'est, avec la journaliste Élise Lucet, mon modèle. C'est avec elle qu'en 2015, nous avons pu obtenir un changement de législation pour que les actions de groupe soient recevables en matière de santé. Mais je ne suis pas médecin, je n'avais pas sa légitimité. C'est pourquoi la création de l'Apesac a été une nécessité pour me faire entendre.

Dix ans que vous menez ce combat pour la reconnaissance des troubles mentaux et de comportement chez les enfants ex- posés à la Dépakine. Dans quel état d'es- prit êtes-vous ?

La pression sur mes épaules est parfois lourde. Mais quand, en 2016, j'arrive à imposer en France un pictogramme sur les boîtes de médicaments, ça me remotive. Fin 2021, j'ai publié ma première étude scientifique sur l'impact transgénérationnel de la Dépakine. C'est aussi important d'être dans l'agence du médicament pour être au cœur de la matrice. Si je baisse la garde, j'ai la certitude que vous n'entendrez plus parler de la Dépakine et les pictogrammes dis- paraîtront car les lobbies pharmaceutiques trouveront ça embêtant pour la commercialisation de leur médicament.

Contact de l'Apesac : 01 76 54 01 34

Source : Le Télégramme