Dans la presse en 2021

Victimes culpabilisées

Yanous!

Parce qu'elles sont atteintes d'épilepsie, des femmes stabilisées par la dépakine ont donné naissance à des enfants handicapés du fait des effets indésirables d'un médicament que son fabricant et les autorités ont longtemps minimisé. Témoignages.

 

Valproate de sodium, cet anticonvulsant a été prescrit aux femmes épileptiques pendant des décennies jusqu’à ce que sa dangerosité pendant les grossesses soit mise en évidence : il peut occasionner aux bébés des malformations congénitales, retards du développement, troubles autistiques, etc. Il a été contre-indiqué aux femmes enceintes dans nombre de pays bien avant la France. Chez nous, il a fallu que des femmes se mobilisent pour que la notice accompagnant ce médicament fabriqué et commercialisé par Sanofi sous la marque dépakine le déconseille à partir de 2006. Mais ce n’est qu’en 2015 qu’il est formellement interdit aux femmes qui veulent procréer, après qu’en octobre 2014 l’Agence européenne des médicaments (EMA) a validé les nouvelles conditions de prescription, sous la pression associative. Deux femmes dont les enfants vivent avec les séquelles handicapantes de ce médicament, et engagées dans la défense des victimes au sein de l’Apesac qui a obtenu la mise en examen de Sanofi, s’expriment.

 

La culpabilisation de Nathalie Orti

 « J’ai pris de la dépakine pendant 10 ans de 2000 à 2010; avant j’étais traitée avec des neuroleptiques. Je n’ai pas été informée pendant ma grossesse des dangers de ce médicament mais seulement du risque de spina bifida ». C’était en 2004, elle avait alors 30 ans et entrait dans un processus de procréation médicalement assistée, sa dernière crise d’épilepsie remontait à 1991. « Aujourd’hui, je ne suis plus épileptique, sans savoir pourquoi. Pendant les 10 ans de dépakine, j’ai pris un peu d’embonpoint mais constaté peu de transformation physique. Le médicament, c’était davantage une dépendance psychologique au risque de crise en cas de non prise, j’étais toujours dans la retenue. Mes collègues de travail n’étaient pas informés de ma maladie qui n’a pas eu d’impact pendant et après la grossesse. C’est mon fils qui a tout pris ; à la naissance, même s’il était très calme dans mon ventre, on a remarqué qu’il avait les doigts tordus, en fait une hyperlaxité. Il ne bougeait pas, se développait très peu, ne prenait pas les objets. A un an, on lui a diagnostiqué un retard de développement. » Né en 2006, ce n’est que 9 ans plus tard qu’il a été diagnostiqué pour les séquelles résultant du traitement de sa mère par dépakine, bien qu’elle ait toujours signalé ce médicament aux médecins. « Je pense qu’ils savaient. Estéban a un diagnostic de troubles autistiques. Il est scolarisé en Ulis, on ne pourra pas rattraper toutes les années de non diagnostic, même s’il a intégré un Centre d’Action Médico-Sociale Précoce (CAMSP) dès ses 2 ans. Je vis avec la culpabilité d’avoir empoisonné mon enfant. Estéban me disait hier « j’aurais bien aimé être comme les autres ». On se dit toujours, « si on avait cherché plus d’information que de faire confiance », parce qu’on a posé la question aux praticiens. Il y a toujours cette culpabilité, malgré un parcours complexe de fécondation. »

Les conséquences sur la vie de famille sont importantes. « J’ai la chance d’avoir mon mari, on est encore ensemble. Maintenant, je me bats pour Estéban, l’accompagner du mieux possible. Socialement, on est un peu mis à l’écart, on le fait nous-mêmes du fait des difficultés de notre fils. Tout tourne autour de lui, les rendez-vous médicaux, les prises en charge. On a continué à travailler, mon mari a décalé ses activités pendant une période pour aider Estéban. » Nathalie estime avoir subi un désavantage professionnel, sa carrière dans le thermalisme où elle accueille la clientèle aurait pu évoluer autrement. « On a un seul enfant, ça restera extrêmement douloureux pour moi parce qu’on ne connaissait pas l’origine de ses troubles, ça restera toujours très difficile. J’ai la chance d’avoir ma famille autour de nous, mes parents très présents pour mon fils. C’est hyper important, déterminant pour réussir à tenir, face à tout le dénigrement de Sanofi qui dit n’être responsable de rien. Le fait d’avoir du soutien permet de tenir le coup. »

 

La frustration de maternité de Marine Martin

Marine Martin est épileptique depuis l’âge de 6 ans, et depuis mise sous dépakine. « Quand j’ai posé la question de la grossesse, on m’a toujours répondu avec le seul risque de spina bifida à juguler par la prise de vitamine B9. » Mais quand son premier enfant est né, Salomé, elle lui a trouvé un visage un peu asiatique, puis des troubles psychomoteurs. « Mon fils  Nathan est né en 2002 avec une malformation urogénitale, similaire à celle de personnes exposées à des pesticides. Un retard de développement puis des troubles du comportement ont été diagnostiqués à l’âge de 2 ans, lors d’une consultation dans un CAMPS. A aucun moment la relation n’était faite avec mon épilepsie et la dépakine. C’est en 2009 que j’ai compris, en effectuant des recherches. Une association existait en Grande-Bretagne depuis 10 ans, et une action judiciaire lancée à Tours en 2008. » Elle a dû elle-même organiser la prise en charge de son fils : « J’avais trouvé du travail dans la logistique, la plupart de mon salaire passait dans les aides humaines. J’ai arrêté de travailler en 2013 à la faveur d’un plan social, pour m’occuper de mon fils sans pouvoir poursuivre à mi-temps parce que l’employeur refusait. »

Cet engagement familial a payé : « On a réussi à le maintenir dans les études, il a 19 ans et étudie à l’université, un beau parcours. Mon mari est chef d’établissement scolaire, il l’a toujours aidé et soutenu, au prix de sa carrière. » Il a en effet renoncé à intégrer le corps des inspecteurs, ce qui l’aurait contraint à quitter la région, pour soutenir son fils. « Nathan est atteint d’une hyperlaxité qui l’empêche d’écrire à la main, il utilise un ordinateur en classe. Parce que mon mari est chef d’établissement, les enseignants se sont sentis obligés de suivre les consignes. Au lycée, Nathan avait 15 heures hebdomadaires assurées par une aide humaine. A l’université c’est plus compliqué, il a un tuteur et l’ordinateur, c’est la norme. Il est en 2e année AES, et vise un Mastère puis l’emploi public territorial. On l’a étayé, porté, sans rien lâcher. Contre les avis médicaux. On a maintenu les voyages à l’étranger, il parle anglais, espagnol. Mais avec l’emprise des séquelles, on lui a évité les situations d’échec comme les soirées festives, les risques liés aux écarts d’évolution. Il est un peu replié sur lui-même, c’est compliqué parce que la différence est flagrante, il n’a pas d’amis, ne sort pas du fait de ses troubles de l’interaction sociale. »

Marine Martin ne s’est pas contentée de s’occuper de sa famille, elle a lancé l’alerte et mobilisé en créant une association de défense, la seule à ce jour pour les victimes du valproate de sodium. « Le fait de savoir est très important : on m’avait menti, et me lancer dans l’association était un travail de déculpabilisation. Je me suis passée d’avoir d’autres enfants, j’en voulais quatre ! Les autres médicaments sont tératogènes, et on a renoncé à l’adoption. Le fait de n’avoir pas eu d’autres enfants reste une frustration importante. Nos enfants sont dépendants à vie, même si on essaie de les amener à l’autonomie. » C’est pour obtenir leur juste indemnisation face au déni de Sanofi qui rejette toute responsabilité et refuse de payer qu’elle conduit une action exemplaire présentée dans un documentaire graphique qui vient de paraître, Lanceurs d’alerte (Delcourt). « Le travail associatif m’oblige à de multiples déplacements, je gère un peu comme une entreprise, on a recensé 7.500 victimes ! Et l’État ne fait pas ce qu’il doit dans les études sur les séquelles à long terme, sur l’évolution des enfants atteints et de leurs futurs enfants. Je sens bien que si j’arrête le combat, tout s’arrêtera. Nathalie Orti m’aide énormément, l’Apesac emploie une salariée. » Marine Martin a acquis des connaissances et expériences qui lui valent d’être reconnue comme « patiente experte » à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). « Mais je ne suis pas dupe, parce qu’elle est mise en examen au pénal. On a essayé de mettre en place un fonds d’indemnisation à l’Oniam qui paie à la place de Sanofi, et ne récupérera l’argent que dans des années. Le président de Sanofi, Serge Weinberg, est un ami du Président de la République, Emmanuel Macron. La probabilité d’indemniser les victimes est encore faible, une centaine de demandes ont été traitées, 750 dossiers sont en cours ou en retard. » Surtout, Marine Martin veut inverser la charge morale qui pèse sur ses semblables : « Il faut que les mamans surmontent la culpabilité d’avoir empoisonné leurs enfants. »

 

Source Yanous ! Laurent Lejard