Dans la presse en 2021

« Big Pharma, labos tout-puissants », l’horreur pharmaceutique

L'OBS

 

Avec ce documentaire, Luc Hermann et Claire Lasko signent un film essentiel qui documente le pouvoir toujours plus exorbitant des multinationales du médicament.

Tous les ans, un documentaire vient rappeler, s'il en était besoin, que par-delà l'immense service rendu par le médicament, l'industrie pharmaceutique n'est pas un cercle d'humanistes. Derrière chaque boîte de comprimés, un service marketing a oeuvré à le rendre désirable et à le promouvoir, tout comme on le fait d'un iPhone ou d'un jeu vidéo ; derrière chaque prescription, une multinationale exige sa part de marché. L'une après l'autre, ces enquêtes essentielles déplient leur éventail de désastres. Le Vioxx hier. Le Distilbène avant-hier. La Dépakine et les opioïdes fatals en Amérique aujourd'hui. Le Médiator entre-temps. Et il faut bien se rendre à l'évidence : rien ne change. Pour comprendre l'impuissance politique, la lecture du philosophe québécois Alain Deneault et de la somme qu'il a consacrée à Total (Lux Editeur) est un grand moment. Il décrit les mécanismes qui font des multinationales des entités supérieures aux Etats et l'amoralité parfaitement légale qui se déploie sous les réglementations insuffisamment contraignantes. Il est vrai que les marchands de pilules se permettent beaucoup : exagérer le coût du « progrès » qui souvent n'en est pas un (les copies de médicaments sont légion), stopper une étude qui contrarie les attentes, mentir par omission aux médecins, gonfler le montant de l'investissement qui va à la recherche tout en minimisant celui du marketing - l'industrie pharmaceutique investit des millions en com pour gagner des milliards. Les Etats prennent acte de ces pratiques et laissent filer, comme on se désole en découvrant le collant s'effilocher sur la jambe. On parle désormais de « supranationales ». Nos confrères d'Arte illustrent cette toute-puissance avec le récit des arrangements survenus autour du marché de la DMLA, maladie de la macula au centre de la rétine, dont la simple évocation sème l'effroi. De 50 à 1 000 euros l'injection En 2005, Philip Rosenfeld, professeur d'ophtalmologie à l'université de Miami, découvre un traitement par serendipity, comme on dit quand un scientifique trouve une chose tandis qu'il travaillait sur une autre. Une de ses patientes atteinte de DMLA est alors traitée pour des métastases au côlon avec de l'Avastin. Le professeur observe alors que cet anticancéreux a de puissantes vertus de ralentissement de la dégénérescence maculaire. Il met au point un traitement par injection de piqûres dans l'oeil. Partout dans le monde, et plus précisément dans les pays riches, les médecins se mettent à le prescrire et les pharmaciens, à recomposer les bouteilles d'Avastin en seringues stérilisées d'ophtalmologie. Mais voilà qu'en 2006, Novartis lance le Lucentis, spécialement conçu pour la DMLA. Il y a un hic. Il est de taille. © Premieres Lignes Television Centre de tri de médicaments A très peu de chose près, le Lucentis est semblable à l'Avastin ; il présente juste la différence minimale nécessaire à l'obtention d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) pour l'ophtalmologie et d'un nouveau nom commercial. Pour le dire sans ambages, c'est du foutage de gueule car le traitement va passer en France de 50 à 1 000 euros l'injection. Entre-temps, Roche aurait pu déposer une demande d'extension d'AMM afin que son Avastin soit utilisé pour la dégénérescence maculaire mais rien de tel ne fut initié car, par un jeu de licences et de participations croisées, Roche est rémunéré quand son concurrent Novartis vend le Lucentis - Philippe Pignarre a publié en 2004 un ouvrage intitulé « Comment sauver (vraiment) la Sécu » où il raconte par quelle magie l'argent du contribuable tombe dans l'escarcelle de multinationales qui siphonnent tranquillement la Sécurité sociale. Une affaire Dépakine dès 1996 en Grande Bretagne En dix ans, la concentration du pouvoir s'est renforcée. Ce qu'on appelle Big Pharma, ce sont cinq firmes : Novartis, pourvoyeuse de Ritaline et de Voltarène ; Johnson & Johnson, propriétaire d'Actifed et de Nicorette ; Pfizer et ses légendaires Xanax et Viagra ; Roche avec son Valium et son Avastin cantonné en cancérologie pour les mauvaises raisons décrites plus haut ; et Sanofi avec le Doliprane et la Dépakine, laquelle vaut à ce magnat de l'industrie française (qui vient de licencier après avoir reçu une aide incommensurable de l'Etat) une procédure pour homicides involontaires. On estime entre 16 000 et 30 000 le nombre d'enfants nés handicapés sous l'effet tératogène (potentiellement toxique pour le foetus) de la molécule. En juillet, le tribunal administratif de Saint-Denis a reconnu pour la première fois la responsabilité de l'Etat, condamné à indemniser trois familles. Arte est allé interviewer un directeur de Sanofi. Il est drôle. On dirait un homme qui aurait vu une femme se faire agresser dans la rue, se serait éloigné en composant le 17, et dirait plus tard : « J'ai appelé la police, vous trouverez la preuve sur mes fadettes. Je n'y peux rien si personne n'a décroché. » Autre déviance du jugement, la procédure s'articule sur le fait que la firme dit avoir alerté l'Etat à temps, en 2004, sitôt reçue la preuve scientifique du risque de malformation. Or une enquête menée par « le Nouvel Observateur » en 2016 a révélé que si l'Agence du Médicament a bel et bien fait preuve d'une indolence coupable, Sanofi avait de son côté en magasin largement de quoi sonner l'alerte depuis 1996, année d'une semblable affaire Dépakine en Grande-Bretagne où la molécule est commercialisée sous le nom d'Epilim. © Premieres Lignes Television Médicament "Dépakine" Une ancienne visiteuse médicale de chez Sanofi nous avait raconté ceci : « La consigne, c'était de ne parler des effets secondaires que si les médecins nous posaient une question. Et peu d'entre eux en posaient, à vrai dire. » Par ailleurs, il nous avait semblé préférable de parler de « l'affaire Dépakine et Dépakote » pour ne pas « effacer » la moitié des victimes. C'est que la Dépakine en neurologie et le Dépakote en psychiatrie sont une seule et même molécule : le valproate de sodium, qui sert aussi à fabriquer la Dépamide (utilisée aussi en psychiatrie) et la Micropakine (à diffusion lente dans l'organisme).

Tout comme la Dépakine pour les épileptiques, le Dépakote a été prescrit massivement aux maniaco-dépressifs puis aux bipolaires quand le nom a changé. Les tragédies sanitaires se suivent et se ressemblent tant et si bien que dans chaque film il y a toujours quelqu'un pour évoquer l'industrie du tabac qui a prospéré sur le mensonge. Menacé par le cynisme industriel, déçu par l'Etat falot, le citoyen peut tout de même trouver par-delà sa méfiance légitime la ligne claire de l'information. Prendre pour référent un praticien abonné à « Prescrire », vaillante revue retranchée derrière la maquette vieillotte inchangée des années 1980 qui trie le vrai du faux dans l'information aux médecins devenue celle des industriels. Lire des livres, ceux de Philippe Pignarre, Marcia Angell ou Jörg Blech, fins analystes des déviances dans la chaîne du médicament. Suivre les blogueurs fiables et bosseurs comme le généraliste Dominique Dupagne sur Atoute.org ou Luc Perino et ses « Humeurs médicales ». Ces gens-là composent à eux seuls un véritable et précieux service public. Mardi 26 octobre à 20h55 sur Arte. Documentaire français de Luc Hermann et Claire Lasko (2020). 1h27. Disponible en replay jusqu'au 23 janvier sur Arte.tv).