Dans la presse en 2020

Dépakine : une lanceuse d'alerte dans le collimateur de Sanofi

Le Point

Sanofi tente d'annuler la nomination au sein d'un comité d'experts de Marine Martin, qui dénonce, depuis près de dix ans, la toxicité de l'antiépileptique.

C'est grâce à elle que le scandale de la Dépakine a éclaté. Marine Martin, 47 ans aujourd'hui, s'est vu prescrire cet antiépileptique de 1978 à 2010. « J'ai consommé pendant plus de trente ans ce produit pour éviter les convulsions », explique cette mère de deux enfants, sujette à des crises d'épilepsie. « On ne m'avait jamais dit que sa molécule [composée de valproate de sodium, NDLR] risquait d'exposer les bébés que j'allais porter à des dommages irréversibles », explique-t-elle.

Lorsqu'elle donne naissance à Salomé, en 1999, et que celle-ci est diagnostiquée autiste, Marine Martin ne fait pas tout de suite le lien avec sa prise de Dépakine. C'est en 2002 à l'arrivée de son deuxième enfant, Nathan, également autiste, qu'elle commence à s'interroger. « Mon généraliste a toujours nié tout lien entre ce médicament et les problèmes de mes enfants, mais je me suis rendu compte que la littérature médicale sur le sujet était abondante. Il ne fallait pas être Docteur House pour découvrir la vérité », affirme la quadragénaire, en référence à cette série américaine où un médecin élucide, à chaque épisode, un cas médical complexe en pratiquant la technique dite du diagnostic différentiel.

Combat judiciaire…

Sa conviction qu'il existe un lien entre le valproate et le handicap de ses enfants est confortée par plusieurs expertises médicales. En 2011, elle intente un procès (au civil) contre le groupe Sanofi qui commercialise la Dépakine depuis 1967. L'affaire est toujours pendante devant les tribunaux. Quelques mois plus tard, elle quitte son emploi pour fonder l'Association d'aide aux parents d'enfants souffrant du syndrome de l'anti-convulsivant (l'Apesac). En 2015, elle saisit le tribunal administratif pour demander des comptes à l'Agence du médicament. Puis se tourne vers les tribunaux pénaux en 2016.

Marine Martin (à gauche) a fondé une association pour rassembler les familles de victimes de la Dépakine. Un peu plus de 7 000 enfants sont concernés en France.

En début de semaine, le 4 février, Sanofi a annoncé sa mise en examen pour « tromperie aggravée » et « blessures involontaires », mais une plainte pour « homicide involontaire » est sur le point d'être déposée. En parallèle, le contentieux qui oppose Marine Martin au géant pharmaceutique a pris un tour nouveau la semaine dernière lorsque cette mère de famille a reçu un courrier du greffe du tribunal administratif de Montreuil l'informant que le service juridique de Sanofi tentait d'obtenir l'annulation de sa nomination au sein du comité scientifique permanent de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). « J'avais été nommée comme patiente-expert, en juillet dernier, au même titre que d'autres représentants d'association, notamment d'Épilepsie France », pointe Marine Martin.

... ou guérilla procédurale ?

Son avocat, Charles Joseph-Oudin, ne s'explique pas cette initiative de la direction de Sanofi. « S'agit-il d'un acte de guérilla judiciaire, d'une tentative de déstabilisation de Mme Martin ? Je rappelle que, bien que le diagnostic de ses enfants ait été confirmé par les experts de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam), le groupe pharmaceutique se refuse toujours à faire droit à ses demandes de dédommagement. Pour l'heure, c'est l'État qui assume seul la prise en charge de ces enfants alors que la faute est celle d'une entreprise privée », relève-t-il.

Quelles sont les intentions de Sanofi dans cette affaire ? « Veut-on m'impressionner ? Cela ne m'ébranlera pas. Ma détermination reste entière », déclare Marine Martin. La quadragénaire indique que ce n'est pas tant la rémunération de sa mission (144 euros par journée, à raison d'une réunion par mois) qui lui importe que la possibilité d'être associée au comité « reproduction, grossesse et allaitement » de l'Agence. « Ce groupe émet des préconisations en matière d'information des futures mères et des médecins. La présence de Mme Martin en son sein a permis de faire modifier les pictogrammes apparaissant sur les paquets, mais aussi les notices à destination des patients comme des professionnels de santé », pointe Me Joseph-Oudin, qui insiste sur l'importance d'informer les patients qui consomment de la Dépakine de la toxicité de sa molécule.

Sanofi refuse d'indemniser les victimes

Contactée par Le Point, la direction de l'Agence du médicament confirme le recours déposé par le laboratoire contre la nomination de Marine Martin. L'ANSM affirme son souhait de maintenir cette nomination. Elle ajoute qu'elle la défendra devant le tribunal. Le groupe Sanofi justifie pour sa part son recours (dans un mail adressé par son service de communication) en raison «  des positions partisanes adoptées par l'Apesac (association fondée et présidée par Mme Martin, NDLR) et des procédures judiciaires en cours engagées par cette association à l'encontre de Sanofi et de l'ANSM, une telle nomination ne paraît pas compatible avec l'exigence d'impartialité… »

L'avocat de Marine Martin réplique qu'« effectivement, [s]a cliente a des griefs contre le laboratoire qui a produit un médicament ayant occasionné des handicaps chez ses enfants. Mais c'est dans l'intérêt général, et pour éviter justement que de telles choses ne se reproduisent dans d'autres familles, qu'elle s'est engagée au sein de ce comité.  » Marine Martin ajoute : «  Je ne poursuis pas seulement le groupe Sanofi. Je demande également des comptes, devant la justice, à l'Agence du médicament. Mais celle-ci a l'intelligence de ne pas mélanger les dossiers.  »

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Coïncidence de calendrier, cette action judiciaire suit une initiative prise par le groupe G5Santé qui concerne, indirectement, le dossier Dépakine. Le Point a, ainsi, révélé, le 17 janvier dernier, que cette association qui rassemble huit laboratoires pharmaceutiques, parmi lesquels Sanofi-Aventis, a signé une convention de partenariat avec l'Office central de lutte contre les atteintes à la santé publique chargé de l'enquête sur la Dépakine. Charles Joseph-Oudin avait alors exprimé son inquiétude face à ces travaux d'approche, qu'il qualifie de « tentative d'entrisme » au sein de l'institution responsable des investigations dans ce dossier sanitaire sensible.

Près de 2 300 dossiers d'indemnisation de victimes (directes ou indirectes) ont été déposés auprès de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux. Une centaine de dossiers ont été traités par ses commissions, dont l'institution souligne qu'elles sont présidées par des magistrats. Sur les 95 avis définitifs d'indemnisation notifiés au 31 décembre 2019, l'entière responsabilité du laboratoire Sanofi a été retenue dans 52 cas. L'Office national d'indemnisation des accidents médicaux a proposé près de 10 millions d'euros à ces victimes.

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Le groupe Sanofi déclare « regrette[r] que les avis émis par ce dispositif ne prennent pas en considération, dans l'appréciation des responsabilités, la réalité des faits et notamment les refus successifs des autorités sanitaires de l'époque aux différentes demandes de notre laboratoire afin de modifier les documents d'information à destination des professionnels de santé et encore plus tardivement à destination des patients. En effet, le dispositif mis en place par l'État retient très majoritairement la responsabilité exclusive du laboratoire, alors que le laboratoire n'est pas décisionnaire, ni de la prescription, ni de l'information délivrée aux patientes ».

7 000 enfants concernés en France

C'est parce qu'il estime ne pas devoir assumer seul la charge de cette responsabilité que le groupe Sanofi a, « en janvier 2019, après analyse de ces premiers avis émis par le dispositif, [...] annoncé ne pas donner suite à ces avis. En effet, ces avis ne prennent en considération aucun élément historique : ni le fait que Sanofi avait fourni aux autorités les données disponibles au fur et à mesure de l'évolution des connaissances scientifiques sur ces questions ; ni les décisions prises à l'époque par les autorités publiques refusant de modifier les documents d'information et notamment la notice patient malgré les demandes du laboratoire », lit-on dans le communiqué transmis par la direction de l'entreprise.

Le groupe pharmaceutique se refuse, à ce stade, à commenter plus avant les procédures en cours. Mais il n'en met pas moins en cause l'Oniam. Il écrit ainsi que : « Sanofi ne reçoit communication des pièces médicales qu'au stade de la communication des avis définitifs. En outre, les observations transmises par Sanofi au Dispositif [d'indemnisation], notamment sur l'historique des demandes de modification des documents d'information, et les refus répétés de l'Agence de santé de l'époque, ne sont pas prises en compte. [...] Les experts sont nommés par l'État et ne peuvent avoir aucun contact avec Sanofi. Le Dispositif devant établir les responsabilités des différents acteurs, y compris celle de l'État, il se trouve donc juge et partie.  »

Dans le dossier du Mediator aussi, le groupe Servier accuse l'État d'être des deux côtés de la barre, au tribunal, cette fois. Ses avocats l'ont redit en marge de la déposition de l'ancien ministre de la Santé Xavier Bertrand au tribunal correctionnel de Paris, le 6 février dernier. En attendant que les juges statuent sur le dossier Dépakine (des audiences pourraient intervenir dans les mois qui viennent), plus de 3 000 familles et 7 000 enfants rongent leur frein. 

Source Le Point : Baudouin Echapasse